FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
General

Créée il y a vingt ans, la manifestation «?Les Belles étrangères?» accueille chaque année en France une douzaine d’auteurs choisis pour représenter la littérature de leur pays d’origine. La demande formulée par le Liban en 1999 a finalement été acceptée?: en ce mois de novembre, douze de nos meilleurs écrivains sillonneront l’Hexagone.

Par Katia GHOSN
2007 - 11
Mû par le goût de la découverte et le désir de rencontrer d’autres littératures, Jean Gattégno, directeur du livre et de la lecture au ministère français de la Culture, initia en 1987 Les Belles étrangères, formule empruntée à un poème d’Aragon. Cet événement littéraire réunit dans un «?dialogue vivant?» douze auteurs appartenant à un même pays, autour des tables rondes organisées sur tout le territoire français. Le choix du pays est parfois perçu comme un acte politique?: selon Leila Shahid, l’invitation faite à la Palestine en 1997  appuyait le processus de paix israélo-palestinien. Quel message pour le Liban en cette période de hautes tensions politiques?? Ce geste reflète sans doute l’esprit de la diplomatie française qui donne la priorité au dialogue et à la résolution pacifique des conflits dans le respect des différentes sensibilités. Raison de plus de saluer cet événement, initié auprès du Centre national du livre (CNL), dès 1999, par Alexandre Najjar, représentant le ministère libanais de la Culture, en dépit des réserves formulées par les spécialistes quant à la sélection adoptée – qui fait l’impasse sur des auteurs aussi estimables que Ounsi el-Hajj, Chawki Abouchacra, Hanane el-Cheikh, Abdo Wazen, Akl Awit, Paul Chaoul, Bassam Hajjar, Jawdat Fakhreddine, Hoda Barakat, Najwa Barakat, Jabbour Douaihy, Antoine Boulad, Ritta Baddoura, Carole Dagher ou Hyam Yared. Mais toute sélection n’est-elle pas, par définition, injuste??

De guerre et d’exil

Qu’ils soient arabophones ou francophones, les auteurs libanais, notamment ceux invités par Les Belles étrangères, ont le Liban au cœur de leurs écrits. Omniprésente, la guerre fait exploser l’espace romanesque d’Élias Khoury qui perd unité et cohérence et l’ouvre à un dire infini. La ville, effacée avec du blanc par un fou, est tantôt meurtrie tantôt meurtrière, elle est souvent putain. La Porte du soleil réécrit les affres de la Nakba de 48. Avec Yalo, ce prince Michkine de la guerre libanaise, torturé et tortionnaire, et Comme si elle dormait où se construit et se déconstruit par le rêve un réel en mal d’être, s’achève une trilogie qui procède respectivement au meurtre du père, du fils, et de la mère. Le roman se trouve ainsi débarrassé des figures sacrées et mythiques qui le rigidifient et le cloisonnent. «?Ce langage doit mourir, ce monde fabriqué avec des paroles mortes doit disparaître.?» Ainsi seulement, l’écriture dans le monde arabe peut enfin devenir possible et les histoires de nos heurs et malheurs contées.

La poésie de Abbas Beydoun est traversée par un mal-être. Rongés par le «?froid?», nous nous traînons de pas alourdis vers la mort après nous être débarrassés en chemin de trop de rêves assassinés devenus encombrants. Le poème de Tyr est un chant mélancolique qui fredonne d’une voix lointaine et nostalgique mais sans être plaintive la lente décomposition de la ville. Le passé interpellé et pas toujours glorieux défile aux yeux du présent qui le fixent sans pitié, car la poésie de Beydoun est «?impitoyable?» et fait l’économie des émotions. La mer est non seulement symbole du large?; également associée aux marécages, elle nous colle à la peau, plus précisément «?elle est sous la peau?», elle est nos larmes et nos sécrétions. Cimetière de verre  nous livre l’expérience déshumanisante, chosifiante, de la prison.

La schizophrénie entendue comme coupure pathologique avec le réel caractérise certains personnages de Rachid al-Daïf. Passage au crépuscule raconte les affres de la guerre des milices, l’engrenage de la violence, l’impasse des replis identitaires et confessionnaux, et met en scène un héros déboussolé, nerveux, confondant réel et imaginaire, condamné à la somnolence. Comme la plaie suppurante à son bras, nos histoires aussi ne se ferment pas. Les différentes versions relatant les circonstances tragiques de l’accident, toutes plausibles, égarent la vérité dans un labyrinthe sans fil dont elle ne sortira pas.

L’univers de Hassan Daoud est soumis au travail d’une mémoire distante et sélective  et à une stricte délimitation des territoires. Dans  Le chant du pingouin, l’appartement est à la fois une métaphore du pays et une projection de l’être. Le père s’érige en gardien de l’appartement et procède à l’agencement de son espace interne. Dans L’immeuble de Mathilde, l’espace est délimité en cinq appartements appartenant à des familles russe, chiite, sunnite, chrétienne et arménienne. L’immeuble symbolise la structure sociale beyrouthine incluant les minorités et sa désintégration après l’assassinat de Mathilde.

La guerre a éjecté nombre de Libanais hors de leur territoire. Synonyme d’étrangeté et d’errance, partir c’est aussi mourir. L’émigration est un thème majeur de l’œuvre de Charif Majdalani. Contrairement à L’Histoire de la grande maison où l’absence du père condamne les frères Nassar à un exil interne, dans Caravansérail, l’émigration est externe?; elle porte Samuel Ayyad au Soudan. Polyglotte, il se met au service des Britanniques, achète à un autre Libanais errant un palais démonté et chargé dans des caravanes et achève, ainsi chargé, son retour d’Ulysse au pays. Ce «?sérail sur caravane?» est l’image d’un Liban démembré et du Libanais portant, nostalgique, son territoire sur le dos.
Dans L’Homme antérieur de Mohamad Abi Samra, le héros, originaire du Liban-Sud, en exil à Paris depuis dix-sept ans, déverse sa haine sur sa mère. Celle qui est considérée comme le symbole par excellence de la terre nourricière n’a pas su aimer et garder sa progéniture. Castratrice, dédaigneuse, haineuse, complexée, laide, répugnante… l’image idolâtrée de la mère tombe en fracas sous les coups sarcastiques et lucidement portés d’un fils en mal de maternité.

L’éternel retour de la guerre n’a pas épargné la jeune génération. Ainsi, Amers, le deuxième roman de Yasmina Traboulsi, rime avec guerre. Les conflits sanglants survenus à la suite de l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri en février 1995 constituent la toile de fond sur laquelle se détache une critique sociale d’une noblesse en déclin et d’une bourgeoisie avide et ambitieuse, respectivement représentées par Gabrielle et Mirna. Les vers sobres de Tamirace Fakhoury parlent de la mort, de la mélancolie, de la dérision, «?des âges inachevés?», de nos «?miracles fortuits?»… Zeina Abi Rached illustre par la bande dessinée sa propre expérience de la ville et de la guerre. Les dessins en noir et blanc, sans fioritures, de Beyrouth Catharsis font parler lieux, objets et personnages. Le mur de sable qui obtruait la rue de la jeune fille, symbole de blocage à la fois intérieur et extérieur, disparaît?; la catharsis devient dès lors possible.

Combats de femmes

Rares sont les œuvres où la femme ne joue un rôle fondamental. Son image varie selon le milieu socioculturel et selon qu’elle est vue par l’homme ou par elle-même. S’il est intéressant de comparer les différentes visions que les uns et les autres se font de la femme, il reste que l’expérience de l’écriture au féminin, tant attendue au Liban et dans le monde arabe, rend à la littérature un équilibre salutaire. Dans Ville à vif de Imane Humaydane-Younès, Liliane se démène pour obtenir un visa pour l’Australie, cherchant à fuir abris et bombes, mais aussi à échapper à elle-même, à son mari et à tous les autres devenus méconnaissables. Dans Mûriers sauvages, elle met en scène la femme dans le milieu rural druze. Représentée en victime, objet sexuel et ventre fertile, souvent maltraitée et délaissée, étrangère à son corps et à celui de l’homme, il arrive que la femme fuie le foyer conjugal?; elle est alors bannie et son nom interdit.

Marie des récits de Alawiya Sobh peint les conditions de vie difficiles de la femme chiite du Liban-Sud, frustrée et soumise à l’homme. La vie sexuelle et affective de la plus jeune génération, pourtant débordante et vécue sans honte, est vite enterrée par un mariage arrangé, forcé, ou étouffée par le poids des traditions. Marie des récits raconte en abyme le dédoublement de l’auteur (Alawiya et Mariam), son rapport à ses personnages, ses infidélités aux histoires et à soi.

Enfin, l’expérience poétique de Joumana Haddad défie d’un même geste le dieu des cieux qui créa la deuxième femme de la côte d’Adam et les dieux mâles de nos sociétés patriarcales. Descendante de Lilith, la première femme créée à l’instar d’Adam avec de la terre mais bannie et répudiée pour s’être rebellée, Haddad signe la fin du règne d’Eve et le rétablissement de celui de Lilith qui érige la femme en maîtresse absolue de l’homme, d’elle-même et du poème.

Une belle brochette d’auteurs libanais en perspective, à découvrir en France à partir du 10 novembre 2007?!



www.belles-etrangeres.culture.fr

À signaler, à l’occasion des Belles étrangères, la sortie d’une anthologie coéditée par les éditions Verticales et Dar an-Nahar, accompagnée du DVD consacré aux douze auteurs invités, ainsi que la parution des actes d’un colloque consacré au Liban en mai 2006 au Centre Pompidou sous le titre?: D’encre et d’exil et la publication de Nouvelles du Liban, aux éditions Magellan & Cie.
 
 
D.R.
Le choix du Liban en cette période de hautes tensions reflète sans doute l’esprit de la diplomatie française qui donne la priorité au dialogue et à la résolution pacifique des conflits
 
2020-04 / NUMÉRO 166