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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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D’un après-libanisme sans rivages…
Les écrivains libanais à l’étranger sont légion. Certains nous sont familiers. D’autres, appartenant à la deuxième ou troisième génération d’émigrés, ont rencontré le succès dans une langue étrangère, mais restent méconnus du public libanais. Enquête au cœur de la diaspora.

Par Farès SASSINE et Jabbour DOUAIHY
2007 - 05
Il y eut d’abord le temps du labeur, l’épopée rarement écrite des marchands ambulants puis de leurs fils, épiciers plus sédentaires, dont Lévi-Strauss retrouvera, dans Tristes Tropiques, un représentant aux confins de l’Amazonie ! Survie à coups de débrouillardise, la chatara mythologique, mise en récit par le grand romancier brésilien Jorge Amado qui se délecte à régler ses comptes avec ces Libanais qu’il connaissait très bien pour les avoir assidûment fréquentés à Bahia :  La découverte de l’Amérique par les Turcs (trad. par Jean Orecchioni, Stock, coll. Le nouveau cabinet cosmopolite, Paris, 1992) : ou comment « l’Arabe » Jamil Bichara, défricheur de terres vierges, venu en la bonne ville d’Itabuna pour satisfaire aux nécessités du corps, s’y vit offrir fortune et mariage… Le conte d’un Libanais qui sait gaillardement tirer son épingle du jeu en joignant l’utile à l’agréable. Mais à peine relevés de la satisfaction des « nécessités » de la vie, ces émigrés prennent la plume et versent dans une nostalgie égrenée dans une langue arabe post- Renaissance (le texte emblématique pourrait en être le poème Debout sur l’Hudson de Rachid Ayyoub qui verse une larme sur son exil en suivant d’un œil curieux le subway qui croise le fleuve new-yorkais). Ils se sont même réunis dans une manière de Pen Club aux États-Unis avec, en première ligne, Khalil Gibran, Mikhaïl Naïmeh, Elya Abu Madi, Nassib Arida… alors qu’au Brésil ils préférèrent, avec Chafic Maalouf, Chukrallah Jurr ou Rachid Sélim el-Khoury, se faire appeler, par retrouvailles et nostalgie, la Ligue andalouse.

Le passage de la langue maternelle à la langue d’adoption se fait assez tôt, mais sans abandon, avec des grands comme Rihani (1876 – 1940), Naïmeh, et surtout Gibran (1883 – 1931) qui croiseront œuvres bilingues et même trilingues (le russe en plus de l’arabe et de l’anglais dans le cas Nouaimeh). La célébrité des œuvres anglaises de Gibran se répercutera sur ses premières œuvres arabes accessibles à présent dans toutes les langues…

La véritable ghourba littéraire commence une génération ou deux plus tard, et c’est au Mexique, au début des années cinquante, qu’on entend parler de Jaime Sabines (1926 – 1999), hispanophone accompli sans autre référence culturelle, et voix majeure de la poésie mexicaine : peut-être le plus grand poète de ce pays après Octavio Paz qui dira de lui en 1966 : « Son humour est une averse de gifles, son rire s’achève en un hurlement, sa colère est acérée et sa tendresse colérique. Il passe du jardin de l’enfance à la salle d’opération. » Fils d’un émigrant libanais (Saghbini) enrôlé pendant la révolution dans l’armée de Carranza (auquel il a consacré à vif, lors de son décès, un de ses plus beaux poèmes) et d’une mère appartenant à une famille de notables (Gutteriez) de l’État du Chiapas, il entame des études de médecine à Mexico et trouve vite sa vocation de poète. En quarante ans, il publiera une dizaine de recueils dont deux traduits en français et publiés en édition bilingue chez Myriam Solal, Tarumba (1997) et Sur la mort du major Sabines (2000). Les éditions arabophones Nelson ont publié récemment la traduction d’un choix de ses poèmes.

Absence plus marquée du pays d’origine dans l’œuvre de David Malouf, l’un des écrivains majeurs de la langue anglaise d’aujourd’hui, lauréat du Commonwealth Writers Prize et retenu comme candidat pour le prix Booker. S’il essaie, en 1998, dans une série de lectures sur ABC radio, d’explorer « comment vivre dans un continent et hériter notre culture d’un autre », le deuxième continent en question est probablement l’Europe, surtout que cet Australien (né à Brisbane en 1934) descendant d’une famille libanaise émigrée en 1880 a, du côté de sa mère, de confession juive, une ascendance anglaise. Il a longuement séjourné à Londres et partage sa vie actuellement entre l’Australie et la Toscane. Ses romans tels Une vie imaginaire (1978), Ce vaste monde (prix Femina étranger, 1991), Souvenir de Babylone (1993), Dernière conversation dans la nuit (1994) réputés pour leur prose lyrique et dense méritent une étude approfondie.

Retour sur l’Amérique latine où Raduan Nassar, qui appartient à la génération de Malouf (né en 1935 à Pindorama, État de São Paulo), septième enfant de parents libanais installés au Brésil, écrit en 1960 son premier conte, Menina a caminho. En 1964, il se rend au Liban pour connaître le village d’origine de ses parents, et décide, l’année suivante, de se consacrer à la gestion d’une exploitation d’élevage de lapins qu’il abandonne pour fonder avec ses frères, en 1967, le Jornal do Bairro. Il quittera sa direction sept ans plus tard, alors qu’il tire à 160 000 exemplaires. Après la mort de sa mère en 1971, il se plonge dans les écrits religieux, relit l’Ancien Testament et le Coran, matière qui va se refléter dans son grand roman Lavoura arcaica, que l’un de ses frères fait publier en 1975 à son insu. Le roman remporte le prix Coelho Neto de l’Académie brésilienne des lettres en 1976, ainsi que le prix Jabuti. En 1978 est publié Um copo de cólera qui reçoit le prix Ficção da APCA (Associação Paulista dos Críticos de Arte). Les éditions Gallimard ont réuni en un seul volume ses deux romans Un verre de colère et La maison de la mémoire pivotant autour d’un seul thème, l’obsession des limites, aussi bien dans l’ordre moral que religieux ou matériel. Paraît aussi, en français, Chemins, recueil de six nouvelles qui plongent dans une ambiance d’ambiguïté, de menace et d’inquiétude.

Un autre « post-Libanais » fait parler de lui vers la même période dans le continent noir. Né d’un père libanais chrétien maronite et d’une mère guinéenne musulmane, William Sassine (1944-1997) qui a tour à tour suivi le catéchisme et l’école coranique tandis qu’il partageait volontiers les jeux de ses camarades animistes. Il a reçu une formation mathématique à l’école française et a vécu autant dans l’exil (Mauritanie, France, Sénégal, Côte d’ivoire…) que sur sa terre natale (Guinée). Il fut cireur de chaussures et fabricant de porte-clés, terrassier et plongeur, professeur et directeur de collège. Dans une première phase, ses écrits sont « sérieux » : Saint Monsieur Baly (premier roman, 1973) où un vieil instituteur flanqué d’un aveugle et d’un lépreux ouvre une école pour les oubliés de la vie ; Wirriyamu (1976) ou la dérive d’un village sous tutelle coloniale portugaise ; Le jeune homme de sable (1979) qui narre la révolte et la magnifique errance d’un jeune homme. En 1985, Sassine retourne dans sa Guinée natale et trouve dans l’ironie sa vocation avec Le Zéhéros n’est pas n’importe qui (1985) (Zéhéros : zéro qui se prend pour un héros), L’Alphabête recueil de contes animaliers destinés aux enfants mais conseillés aux parents, Les independan-tristes, pièce de théâtre posthume et inachevée qui se passe dans une gare dont on a volé même les rails. Écrivain africain par excellence, Sassine est un « provocateur tendre, arrogant et fragile », joignant les jeux de mots faciles à l’esprit le plus subtil et la désinvolture au désespoir. Retenons son mot : « Un exilé n’a pas d’origine, seulement des extrémités. Ou de l’humour s’il veut survivre. »

Le Liban ressurgit pourtant avec l’un des meilleurs écrivains brésiliens contemporains, Milton Hatoum, qui, après avoir enseigné un temps la littérature française dans sa ville natale, Manaus, se consacre entièrement à l’écriture. Après des poèmes, des essais et des textes pour enfants, il publie deux romans, Récit d’un certain Orient (Relato de um certo Oriente, 1989), et Deux frères (Dois irmãos, 2000), traduits du portugais et publiés aux Éditions du Seuil (1993 et 2003). Dans les deux récits, Hatoum évoque les passions et les drames d’une famille partagée entre deux religions et deux cultures et qui voit les traditions séculaires céder peu à peu à la sensualité de la terre brésilienne, bâtissant au fil d’une composition parfaitement maîtrisée sa « recherche du temps perdu ». Selon Michel Riau Del (revue Europe, 2005), Hatoum occupe une situation privilégiée, héritée et assumée « au carrefour de diverses cultures, amazonienne, brésilienne, européenne, arabe… Elle fonde un certain relativisme invalidant un strict sentiment d’appartenance communautaire. Même s’il cultive les références des ancêtres, il refuse de se définir par le seul critère de l’“ amazonité ”, de la “ libanité ” ou autres ». 

À l’heure où les flux migratoires libanais ne risquent pas de tarir, où « ceux qui partent pour oublier leur maison » l’emportent en nombre sur ceux qui le font pour la reconstruire, où la mondialisation lie et délie les identités, nous trouvons aussi des écrivains « après-libanais » dès la première génération : Rabih Alameddine, né en Jordanie de parents libanais, vivant en Angleterre et aux États-Unis, auteur de deux romans, Koolaids (1998) et I, the divine (2001), Tony Hanania, né à Beyrouth en 1964 et vivant à Londres, auteur d’Eros Island (2000), pour ne citer qu’eux. Ils seront autant dans la vieille Europe que sur les continents nouveaux et peut-être dans leur pays même ; ils croiseront des « après-Libanais » des deuxième et troisième générations et des Libanais chus des temps anciens. Quel dialogue instaurer avec ceux par qui vient la joie « éternelle des formes » ?


 
 
 
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