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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Dans les coulisses du prix Nobel
Qui sera le lauréat du prix Nobel de littérature 2006?? Comme chaque année depuis 1901, dix-huit intellectuels suédois se réunissent pour faire d’un écrivain une référence mondiale. Enquête à Stockholm sur un processus complexe.

Par Lucie Geffroy
2006 - 10
Curieuse affaire que celle du testament d’Alfred Nobel, découvert en 1895. Une page, une simple page manuscrite rédigée par l’inventeur de la dynamite, à l’origine des récompenses les plus prestigieuses au monde. De toutes les disciplines primées – médecine, chimie, physique, paix et économie –, le prix Nobel de littérature est sans doute le plus attendu. Richement doté (10 millions de couronnes, soit environ 1,3 million de dollars), il constitue la plus importante distinction internationale dans ce domaine.

Une littérature «?idéale?»

Créée en 1785 par le roi Gustav III sur le modèle de l’Académie française, l’Académie suédoise a été chargée par le testament d’Alfred Nobel de récompenser, sans considération de nationalité, «?l’auteur de l’œuvre littéraire la plus remarquable d’inspiration idéaliste?». «?Idealistik?»?? Idéaliste?? Idéale?? Qu’a voulu dire Nobel?? Évoluant au gré de la personnalité du secrétaire permanent de l’académie, l’interprétation du mot fait toujours débat. En 1901, pour son premier lauréat, l’aréopage boréal fit un choix plus que timoré en nommant un illustre inconnu, le poète Sully Prudhomme, sur avis de sa grande consœur française. Par la suite, on couronna des auteurs dont les œuvres avaient une portée «?didactique?» en adéquation avec un idéalisme conservateur?: Rudyard Kipling, Tagore, Maurice Maeterlinck, Paul Heyse au détriment d’un Tolstoï, d’un Ibsen, d’un Zola ou d’un Kafka jugés alors trop sombres. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’académie se décida à récompenser les inventeurs de nouvelles formes d’expression. Ce fut alors la belle série des Gide, Eliot, Faulkner. Mais avec, là encore, de grands absents comme Joyce.

Le jury 2006 n’a plus grand-chose à voir avec ceux du siècle passé. Aujourd’hui très liée à l’avant-garde culturelle, l’Académie suédoise se compose d’écrivains et de critiques littéraires reconnus. Interrogé par L’Orient littéraire, son secrétaire perpétuel, Horace Engdahl, en poste depuis 1999, estime que le débat sur l’interprétation du mot «?idéal?» n’a plus de sens. «?Nous nous efforçons seulement de couronner des écrivains dont les œuvres se distinguent par leurs très hautes qualités, abstraction faite du sexe ou de la nationalité de l’auteur?», explique-t-il dans un excellent français. D’après lui, l’académie fait tout pour tenir compte des grandes évolutions du champ littéraire?: «?Au XXe siècle, la littérature a surtout été l’affaire du roman et de la poésie. Dans son testament, Nobel a noté que l’on peut aussi couronner les œuvres historiques, philosophiques, les essais à caractère littéraire ou paralittéraire. Or on s’aperçoit aujourd’hui que la littérature s’ouvre de plus en plus aux représentations non fictionnelles. Le rôle joué par les récits de voyages mélangeant analyses et descriptions, où l’auteur se présente en témoin de son temps, est devenu considérable. Le premier exemple a été Soljenitsyne (1970), le dernier?: Naipaul (2001). Je souhaite que cette tendance trouve davantage sa traduction dans les décisions du jury Nobel.?»

Un rigoureux processus de sélection

Fin septembre, l’académie était encore en pleine délibération sur le futur prix Nobel, hésitant encore entre deux écrivains... Mais avant d’en arriver là, une année entière de «?sélection?» s’est écoulée. Orchestré par le comité Nobel de littérature, composé de quatre académiciens suédois élus pour trois ans, le processus de désignation des lauréats suit des étapes très précises. Dès novembre de l’année précédant une attribution, le comité envoie quelque 350 lettres d’«?invitation à suggérer des auteurs?» à diverses institutions?: universités, académies de France, de Belgique, de Grèce, du Chili, de Turquie, etc., ou associations telles que le PEN Club. Il reçoit aussi les propositions des précédents lauréats du prix Nobel auxquelles l’Académie suédoise est, paraît-il, très attentive. À tel point que l’on parle parfois de «?l’effet Brodsky?». Après avoir reçu son prix, le Russe américain avait «?milité?» (avec succès) en faveur de Derek Walcott et de Seamus Heaney. Aujourd’hui, Günter Grass et justement Seamus Heaney seraient les «?nobelisés?» les plus «?actifs?».

Cette première étape de «?prospective?» prend fin le 1er février. L’académie retient alors 200 noms. Puis, pendant quatre mois, la liste se réduit au gré des réunions et discussions des quatre membres du comité. «?Les noms farfelus, non motivés ou qui relèvent à l’évidence d’une entreprise de lobbying sont tout de suite éliminés?», nous confie Per Wästberg, président du comité Nobel et ancien président du PEN Club.

On passe ensuite de la liste d’observation (50 noms) à la «?mi-longue?» (25 noms), puis enfin à la «?short-list?», le dernier jeudi du mois de mai. «?Fin mai, le comité Nobel propose cinq écrivains à ses pairs de l’académie qui les valident ou les refusent. Une fois la liste des cinq établie, les quatre membres du comité ont tout l’été pour rédiger une note critique par auteur, soit vingt notes au total?», explique Per Wästberg. Pour certains auteurs, le comité va jusqu’à commander des traductions spécifiques. Ce fut par exemple le cas pour la Polonaise Wislawa Szymborska (1996). De leur côté, tous les membres de l’Académie suédoise «?partent en vacances?» munis des œuvres complètes des cinq écrivains sélectionnés par le comité. À partir de début septembre, après quatre mois de lecture, les ultimes débats ont lieu pendant les réunions hebdomadaires que tient l’académie chaque jeudi pour arriver à un seul nom. En général, la date de proclamation du résultat (en octobre ou début novembre) n’est révélée à la presse que deux jours avant. La récompense (un chèque, un diplôme et une médaille d’or à l’effigie du fondateur) est remise par le roi de Suède le 10 décembre de chaque année, jour anniversaire de la mort d’Alfred Nobel. À moins de refuser le prix (comme Pasternak en 1958 ou Sartre en 1964), le lauréat doit prononcer un discours à Stockholm.

Un prix apolitique??

La bibliothèque de l’Académie suédoise, riche de 210 000 ouvrages, joue sans doute un rôle stratégique dans le choix du lauréat. «?La bibliothèque reçoit toute l’année environ deux cents magazines littéraires du monde entier et achète deux mille nouveaux ouvrages dans toutes les langues. Chaque semaine nous présentons quinze nouveaux auteurs aux académiciens. Nous faisons un peu office de centrale d’informations pour l’académie?», nous déclare Lars Rydquist, conservateur en chef de la bibliothèque Nobel. On l’aura compris, ce travail d’investigation est colossal. Mais en dépit de l’objectivité du comité Nobel, certains observateurs soutiennent que d’autres facteurs entrent en jeu dans le processus de sélection. À Stockholm, il est de notoriété publique que les affinités personnelles des membres de l’académie pèsent lourd dans la balance, et que la politique détermine parfois le choix du jury. Jelinek (2004), Günter Grass (1999), Jaroslav Seifert (1984), pour ne citer qu’eux, sont, à l’évidence, des écrivains très impliqués politiquement. En 1986, le premier «?prix africain?» au Nigérian Wole Soyinka et, deux ans plus tard, le premier «?prix arabe?» à l’Égyptien Naguib Mahfouz ont certainement eu un impact politique important. «?Il ne faut pas confondre l’effet et l’intention, se défend Horace Engdahl. Nous ne sommes pas maîtres de la portée symbolique de nos choix. Nous ne sommes pas là pour compenser des inégalités politiques ou géopolitiques?!?»

Même s’ils voyagent, lisent, s’informent, commandent des traductions, parlent chacun une demi-douzaine de langues et ont des «?espions?» littéraires dans le monde entier, les dix-huit académiciens peuvent-ils réellement mettre en valeur toute la richesse des expressions littéraires de notre temps?? Un siècle de recul montre à quel point le prix Nobel est concentré sur l’Europe. En cent ans, le prix Nobel a récompensé près de quatre-vingts auteurs européens, alors que l’Océanie n’a reçu que deux fois cette distinction et le Moyen-Orient une seule fois... Conscient de ces lacunes, Per Wästberg affirme que depuis quelques années l’académie fait de gros efforts pour lire davantage d’écrivains arabes et asiatiques. Mais il conclut, fataliste?: «?Le monde est rempli d’écrivains extraordinaires. Pour bien faire, ce n’est pas un seul, mais dix prix Nobel de littérature qu’il faudrait décerner chaque année?!?»

De notre envoyée spéciale à Stockholm
Lucie Geffroy
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166