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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Mai 68, encore et encore
On se rappelle probablement du discours prononcé le 29 avril 2007 par un certain Nicolas Sarkozy, candidat à la présidence de la République, dans lequel il se proposait, s’il était élu, d’« effacer les séquelles de Mai 68 ». La première, selon lui ou plutôt selon sa « plume », était le relativisme intellectuel et moral, qu’il interprétait comme le refus de distinguer le bien du mal, le vrai du faux, le beau du laid ; la deuxième, la haine du pouvoir, quel qu’il soit, au sein de la famille, de l’école, de l’entreprise, de toute institution sociale ; la troisième, l’individualisme forcené et ce qu’il charrie : l’égoïsme, l’hédonisme, la recherche du plaisir immédiat, libre de toute entrave. Le futur président n’hésita même pas, ce jour-là, lui l’admirateur de Reagan et de Thatcher, à considérer le triomphe du capitalisme sauvage dans les années 80 comme l’une des conséquences de Mai 68 !

Par Farouk Mardam Bey
2018 - 05
On pouvait déjà à l’époque déceler aisément les ingrédients de cette soupe indigeste : la critique par Luc Ferry et Alain Renaud de l’ainsi nommée « pensée 68 », l’analyse par Gilles Lipovetsky de la société post-moderne qui se caractériserait par un néo-individualisme de type narcissique, à quoi s’ajoutaient des éléments de la diatribe de Régis Debray contre ses anciens camarades, gauchistes assagis, par laquelle il justifiait son ralliement à François Mitterrand. La mode était depuis longtemps de gommer délibérément deux dimensions fondamentales de Mai 68 : son insertion d’une part dans un mouvement mondial de contestation des pouvoirs établis, et d’autre part sa portée plus subversive qu’ailleurs pour des raisons spécifiques à la France.

Rappelons-nous ces quelques événements significatifs de la première moitié de l’année 1968 : en janvier, retentit en Tchécoslovaquie le mot d’ordre « Pour un socialisme à visage humain » qui se traduira en avril par le « Printemps de Prague ». En février, le meurtre de trois étudiants noirs en Caroline du Sud relança dans les universités américaines le mouvement en faveur des droits civiques. En mars, des heurts d’une grande violence eurent lieu à Rome et Varsovie – au Caire aussi – entre les étudiants et la police. En avril, après l’assassinat de Martin Luther King, des milliers de jeunes noirs affrontèrent la Garde nationale à travers les États-Unis et, en Allemagne, la tentative d’assassinat du leader étudiant Rudi Dutschke provoqua des manifestations d’une ampleur inédite. Puis, en ce même mois de mai, les étudiants ne cessèrent de manifester à Berlin, Tokyo, Berkeley, Mexico et dans la plupart des villes italiennes, reprenant parfois les slogans qui couvraient les murs des universités françaises.

En quoi le Mai français s’était-il donc distingué ? Pourquoi suscite-t-il toujours, cinquante ans après, tant de controverses ? C’est d’abord, probablement, parce que la révolte antiautoritaire de la jeunesse l’a porté à se solidariser en même temps avec le mouvement ouvrier en France et dans les pays capitalistes développés, avec les luttes anti-impérialistes en Asie, Afrique et Amérique latine, et avec l’opposition démocratique qui s’affirmait jour après jour dans le bloc soviétique. C’est ensuite parce que cette révolte, par sa spontanéité, sa verve et sa radicalité, incita la classe ouvrière à déborder les structures syndicales traditionnelles, si bien qu’à la mi-mai, sans directive centrale, fut déclenchée la grève générale la plus massive en France au XXe siècle, englobant toutes les branches du secteur industriel et, de proche en proche, les services et les institutions culturelles. Au-delà de la crise politique qui paraissait sans issue, plongeant dans la perplexité aussi bien la majorité que les oppositions, et qui obligea de Gaulle à faire le voyage de Baden-Baden pour s’assurer de la loyauté de l’armée, ce qui reste gravé dans la mémoire de ceux qui ont vécu ces événements, c’est le sentiment indéfinissable et extrêmement rare de fusion. Le même qu’ont pu éprouver pendant quelques jours les manifestants égyptiens de la place Tahrir, ou syriens pendant les premiers mois du soulèvement de 2011, et qu’ils ont décrit comme un mélange d’épanouissement personnel et d’élan fraternel vers les autres, avec le désir de partager leurs joies et leurs peines.

Plusieurs facteurs s’étaient progressivement conjugués au cours des années 60 pour aboutir à ce moment historique. Les sociologues comme les économistes insistent sur l’irruption en force des baby boomers alors que les économies capitalistes occidentales étaient en pleine expansion, avec des taux de croissance qui atteignaient parfois les 8 %, des taux de chômage guère supérieurs à 1,5 % et une incitation permanente à la consommation. Vers 1965, quand on a commencé à parler de la « société de consommation », on se posait déjà la question de savoir comment concilier ce qu’elle promettait grâce à l’abondance des biens (la joie de vivre) et ce qu’elle exigeait pour y parvenir (davantage de soumission à l’autorité). Fallait-il, au contraire, rejeter d’emblée et la promesse et la contrainte ? Les adolescents et les jeunes ont répondu en acte avant les autres, et leurs réponses ont évidemment varié, mais des dizaines d’enquêtes sur la mentalité de cette génération indiquaient clairement un profond changement dans la relation des individus à eux-mêmes et aux autres, et l’éclosion d’une nouvelle culture dont le héros est l’adolescent révolté contre les traditions religieuses, l’autorité parentale et l’hypocrisie sociale, et qui cherche à se séparer de ses aînés par son langage, sa façon de se vêtir, ses goûts musicaux…
Cela était certes décisif mais n’explique pas pour autant pourquoi les dizaines de milliers de yéyés qui s’étaient rassemblés place de la Nation, à Paris, pour assister au fameux concert organisé le 23 juin 1963 par le magazine Salut les copains, allaient cinq ans plus tard défiler en brandissant des portraits de Guevara, Trotski ou Mao. L’une des raisons semble avoir été, à partir de 1964, la montée de l’opposition, d’abord morale ensuite politique, à la guerre américaine au Vietnam. Paradoxalement, cette génération qu’on disait américanisée s’est politisée et engagée massivement à gauche en se solidarisant avec les Vietnamiens contre l’impérialisme américain. Une autre raison qu’on évoque encore moins de nos jours est le conflit sino-soviétique qui a relancé les débats au sein de la gauche communiste, notamment sur la nature de l’URSS, et a grandement contribué, directement et indirectement, au renforcement des courants communistes minoritaires dans le milieu étudiant au détriment du grand parti prosoviétique. Ces débats se nourrissaient de la production théorique française, exceptionnellement riche depuis le début des années 60, et d’une ambiance générale qui confirmait le jugement de Sartre sur le marxisme comme « horizon philosophique indépassable de notre temps ».

On en est bien loin aujourd’hui, et ne reste de Mai 68 que ce que ses détracteurs ont voulu qu’il en reste : une morale immorale selon la devise tant galvaudée « il est interdit d’interdire ». Rien en tout cas qui rappelle la rencontre, en un moment historique propice, entre étudiants et ouvriers dans le désir commun d’en finir avec le capitalisme et tous ses avatars. Face au monde comme il va, avec ses Trump, ses Poutine et ses Xi Jinping, on serait pourtant bien inspiré de s’en inspirer !
 
 
D.R.
Ce qui reste gravé dans la mémoire de ceux qui ont vécu ces événements, c’est le sentiment indéfinissable et extrêmement rare de fusion.
 
2020-04 / NUMÉRO 166