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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Ceux par qui le scandale arrive
« Malheur à la nation où existent mille croyances mais aucune religion. (…) Malheur à la nation divisée, dont chaque partie revendique pour elle-même le nom de nation. »
Gebran Khalil Gebran,
Le Jardin du prophète


Par Michel Hajji Georgiou
2019 - 08
Il est de plus en plus difficile de dissiper cette impression nauséabonde que l’univers mental libanais est frappé de régression et qu’un sectarisme superstitieux et idolâtre, plus proche du tribalisme que du communautarisme et mâtiné de populisme, a pris le pas sur toute possibilité de citoyenneté.

Pernicieux, malicieux, ce phénomène se pare d’une couverture religieuse/identitaire pour réveiller les instincts les plus bas des foules, l’ennemi à abattre ici étant évidemment une poussée vers l’individualité qui serait encouragée par le binôme diversité-liberté, au nom de la préservation des croyances et fondements de la foi, et, au-delà, d’un sentiment illusoire mais sécurisant de force garanti par l’esprit de corps communautaire. C’est l’autre nom de la dhimmitude, ou le renoncement aux responsabilités induites par la citoyenneté, au profit du confort grégaire de la matrice identitaire. Or, au nom de la « force » de la assabiya qui consolide les radicaux et affaiblit ceux qui prêchent la modération, l’équilibre et la mesure, toutes les communautés se replient progressivement sur une posture minoritaire. 

Preuve en est, par exemple, le net recul du courant du Futur de Saad Hariri face au projet de mariage civil qu’il avait lui-même lancé il y a quelques années face à la loi Ferzli pour combattre les volontés politiques de cette loi de briser toute perspective de front politique transcommunautaire et ramener chacun dans son enclos. 

Dans le cas chrétien, cela se traduit par un abandon progressif des valeurs de liberté, d’ouverture, d’acceptation de l’autre dans toutes ses différences et de miséricorde, qui constituent l’essence du message du Christ, et qui figuraient déjà dans l’idée de « minorités associées » à l’origine de la Constitution de 1926. Michel Chiha, l’artisan de la Loi fondamentale, n’avait pas en tête le Liban comme un enclos de tribus communautaires aguerries, mais comme un pays devant, à travers ses institutions et son vivre-ensemble, déboucher sur un dépassement du tribalisme en vue de parvenir à la citoyenneté. Mais cela se traduit aussi, au plan politique, par une résignation croissante face à la nécessité de défendre le caractère définitif de l’entité libanaise, la souveraineté et l’indépendance par exemple, au profit d’une servitude volontaire anesthésiante.

C’est dans ce cadre qu’il convient de replacer le vacarme hystérique actuel autour de l’affaire du groupe Mashrouʻ Leila et la volonté de certains groupes radicaux de prohiber par la menace, la contrainte et les anathèmes le concert à Byblos, à moins que la formation ne fasse son mea culpa devant l’Église.

L’interdiction et la censure au nom d’une joute entre les assabiyat communautaires « fortes » récupérées par les partis occupent ainsi de plus en plus de place dans l’espace politique libanais, dans une descente aux abîmes sociale, politique et culturelle qui n’a pour autre nom que le suicide collectif. 

Aucune communauté n’échappe au piège (le Hezbollah avec les caricatures de Khamenei et de Nasrallah ou l’interdiction des concerts de Samba dans « ses » régions, les islamistes sunnites avec ceux de Mahomet, les chrétiens face au hard-rock et aux pantoufles de Halloween, le « Parti byzantin » face au film de propagande turc sur la chute de Constantinople, etc.). 

La réaction populiste chrétienne face aux « provocations » – caractéristiques de la contre-culture pop-rock – de Mashrouʻ Leila constituerait dans ce sens, ne serait-ce qu’inconsciemment, une réponse mimétique à l’épisode récent au cours duquel une députée sunnite de Beyrouth a dû faire acte de contrition devant le mufti de la République après avoir fait acte de présence à une messe… avant de se retrouver de nouveau sous les foudres des masses sunnites pour avoir bu un café à Bkerké durant le mois de Ramadan…

Or en détruisant l’attachement à la liberté comme élément constitutif de la personne humaine, et son corollaire, la capacité de cet individu à pouvoir décider lui-même et faire ses propres choix, sans tuteur, c’est l’ensemble du pays que l’on détruit, car ce qu’il résulte de la fragilisation de cette spécificité, c’est, d’un côté, une déresponsabilisation de l’individu et un avortement de toute citoyenneté potentielle, mais aussi, de l’autre, une atteinte fondamentale aux libertés publiques.

Chacun des groupes sociocommunautaires cherche donc à démontrer que son esprit de corps lui confèrerait la force – et donc le pouvoir – d’interdire, par-delà la volonté de l’État, même si cela aboutit, au demeurant, à la perte de son identité, de sa mission, de ses véritables valeurs. Pourvu que chacun puisse montrer à l’autre qu’il a, de facto, les mêmes droits, les mêmes privilèges et la même illusion de puissance que l’autre. Et, au pire, pour éviter le retour à l’état de nature, celui de la guerre de tous contre tous, pourquoi donc ne pas retourner au Léviathan, celui qui viendra trancher les litiges et assurer la protection en proclamant l’interdit, qu’il s’appelle autorité ecclésiastique, puissance de tutelle ou appareil sécuritaire répressif... ?

On ne peut pas prendre position en faveur de la citoyenneté et contribuer à renforcer son avortement. La censure engendre en effet l’autocensure, c’est-à-dire la dépendance et la répression, puis la déresponsabilisation, l’ignorance, la peur – et, au final, la violence. Il s’agit de l’envers de la citoyenneté, fondée sur la responsabilité, elle-même résultante de la liberté, qui est, encore une fois, constitutive.

C’est donc la justice qui est amenée à jouer un plus grand rôle, aux juges d’avoir la sagesse de modérer les débats, dans la mesure où il est de leur mission de contribuer au renforcement de la loi comme autorité de référence, et donc de l’État, avec la liberté comme norme, comme principe fondateur et fondamental. 

Dans le cas de la controverse actuelle, le précédent est grave, dans la mesure où les institutions religieuses s’arrogent un droit de regard préalable et arbitraire – ce qui peut paraître sacrilège pour une personne ne l’est pas pour une autre – qui n’est plus de leur ressort depuis le fameux Index, voire depuis… l’Inquisition.
Reste à savoir enfin si Mashrouʻ Leila et ses chansons méritent que le ciel leur tombe sur la tête. L’art, dans sa fonction, est l’expression d’une multitude de choses : la beauté comme la laideur, le bien-être comme le mal-être, le sacré comme le profane, l’élévation comme la chute, le fantasme comme la réalité, etc. En d’autres termes, l’art est une représentation de l’humain dans toute sa complexité et ses contradictions. Il est bien plus le résultat d’une certaine forme de libération et de folie – d’exorcisme cathartique – consciente ou inconsciente. Il faut garder à l’esprit que les tentatives de rationaliser, de dompter, de discipliner, de canaliser l’art dans une fonction sociale ou politique relèvent de l’esprit totalitaire et conduisent à l’autocensure, au « syndrome Pinochet » de servitude volontaire mécanique, pavlovienne.

La chanson du groupe, « Djin », qui fait aujourd’hui polémique, est plus dans l’esprit de l’hédonisme dionysiaque nietzschéen, pas dans l’esprit de la promotion ou de l’apologie de quelque valeur, notamment du satanisme – à considérer qu’il ne soit pas permis, du point de vue de la liberté d’expression, d’adorer qui l’on veut, à condition de ne pas troubler l’ordre public. L’auteur y décrit une sorte de rituel à caractère primitif, qui ressemble à une libération de toutes les pulsions face à un carcan sociétal de valeurs : sociales, sexuelles, morales, religieuses. Il veut « devenir fou », c’est-à-dire s’affranchir des valeurs sociales en se retranchant dans le plaisir, l’animalité, le vin, le gin, etc. « Djin » n’est pas à prendre dans le sens littéral occulte. Les allusions à la religion non plus. Nous sommes plus dans une lecture baudelairienne du plaisir dionysiaque revisité dans le genre d’un Jim Morrison, par exemple.

Le chanteur de Mashrouʻ Leila veut retourner au grégaire par le plaisir dionysiaque. D’autres veulent retourner au grégaire par la porte du sectarisme et du tribalisme : c’est en partie la réaction de ceux qui ont été offusqués par la chanson au point de vouloir interdire par la contrainte le groupe de se produire à Jbeil. Hamed Sinno exprime quelque part ce que Marcel Gauchet, et avant lui Max Weber, qualifiaient de « désenchantement du monde ». N’est-il pas ainsi possible de voir, au contraire, dans cette chanson, plutôt qu’un sacrilège, une volonté impulsive de renouer avec le sacré dans un monde complètement désacralisé ?

Cette grille de lecture laisse penser que toute cette histoire ne mérite pas tant d’importance. Le texte, d’ailleurs, manque de consistance et de substance. C’est cette hésitation, cette ambiguïté, qui fait sa faiblesse, tandis que ses détracteurs, eux, sont forts de leur orgueil, celui de la connaissance, et peuvent se permettre de se substituer à Dieu pour le condamner comme hérétique ou « satanique ».

Faut-il donc dresser les potences et rallumer les bûchers pour tout cela ? Le temps est-il (re)venu de brûler les œuvres d’Averroès, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Lautréamont, Nietzsche, Spinoza, Brassens, Léo Ferré, Pasolini, Desproges ou Madonna par exemple parce qu’ils ont été, chacun à son époque, choquants, en révolte contre les contraintes, les conventions et les règles de leur époque ?

Ou bien s’agit-il d’une perte de temps et d’énergie dans une polémique inutile qui dénote effectivement d’une angoisse profonde de fragilité et de faiblesse – encore une fois, le contraire absolu de ladite « force » prétendue – dans le tissu socio-communautaire libanais et chrétien en particulier ? 

La scène ressemble quelque peu à l’hystérie collective du couvent des Ursulines au XVIIe siècle, contée par Aldous Huxley (1952) et adaptée à l’écran par Ken Russell (The Devils, 1971) où, par le biais d’une machination fomentée par Richelieu, les religieuses en viennent à avouer collectivement qu’elles ont frayé avec le Malin sous les ordres de leur supérieur, l’évêque de Loudun Urbain Grandier, dont le cardinal veut se débarrasser parce qu’il constitue un obstacle à ses projets politiques. Il sera accusé de sorcellerie et ultimement condamné au bûcher, après avoir persisté jusqu’au bout à rejeter les accusations dirigées contre lui…

Il faut donc se méfier du jugement de la foule, surtout lorsque des groupes radicaux ont pris la décision d’enflammer les instincts et les esprits en jouant sur la corde la plus sensible : la communauté « en danger » contre un mal, l’autre, qu’il soit un frère, un rival ou un ennemi, une force réelle, invisible ou occulte, qu’il nous ressemble ou qu’il soit différent. C’est le rôle des autorités politiques et religieuses, mais aussi et surtout des institutions judiciaires, de la société civile et des médias de rectifier le débat au lieu de se soumettre, par calcul politicien, au « verdict du peuple », et de céder aux passions populaires. 

« Le scandale, qui n’est autre que Satan, arrive par l’incapacité de la foule à échapper à l’esprit rivalitaire qui est en fait un esprit de servitude, car il nous agenouille devant tous ceux qui l’emportent sur nous, sans voir l’insignifiance des enjeux », écrit l’anthropologue chrétien René Girard. « La prolifération des scandales, donc des rivalités mimétiques, est ce qui produit le désordre et l’instabilité dans la société, d’où la nécessité de chercher un bouc-émissaire innocent, qui ramènerait de l’ordre », poursuit-il. C’est alors, explique-t-il, qu’une « fausse transcendance » s’opère et que « Satan expulse Satan », selon la formule de Jésus-Christ. « La stabilité est opérée temporairement par une opération satanique », résume-t-il, avant d’ajouter que Satan est « un trope puissant pour décrire l’unanimité de la foule quand elle accuse la victime d’être coupable et qu’elle l’assassine ensuite sans aucun remords. » (J’ai vu Satan tomber comme l’éclair et Celui par qui le scandale arrive). Conjurer Satan, c’est donc échapper aux mécanismes de la rivalité mimétique.

Le « scandale » le plus connu, dans ce cadre, n’est autre que celui de Jésus-Christ, condamné par la masse au profit du voleur Barabbas.

Qu’en avons-nous appris depuis ?


 
 
© Mazen Kerbaj
« Reste à savoir enfin si Mashrouʻ Leila et ses chansons méritent que le ciel leur tombe sur la tête. » « Le temps est-il (re)venu de brûler les œuvres d’Averroès, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Léo Ferré et Brassens ? »
 
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