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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Une rentrée littéraire en quête d'identité
Ce qu’il y a de bien avec la rentrée littéraire, c’est son côté immuable, intangible et, osons le mot, éternel. Le monde peut être à feu et à sang, la société en proie aux plus intenses bouleversements et la planète au bord de l’explosion climatique, l’étrange rituel par lequel depuis un siècle environ, en France, éditeurs, écrivains, jurés, libraires s’accordent à concentrer leurs efforts, et partant ceux des lecteurs, sur la période qui court de la mi-août aux premiers frimas de novembre, relève du mystère. Et comme on le sait, lorsque les événements nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs…

Par Pierre Assouline
2019 - 09
Cette année, le milieu littéraire a semble-t-il décidé de faire mentir (un peu) le regretté Jérôme Lindon, le grand éditeur de Minuit, qui s’interrogeait sur cette exception française : le livre est la seule industrie où, à une baisse de la demande correspond une augmentation de l’offre. Cette année donc, on ne publiera « que » 524 nouveaux romans, dont 336 français (parmi lesquels 82 premiers romans) et 188 étrangers. Une baisse de 7,6 % par rapport à l'an dernier avec Amélie Nothomb toujours fidèle au rendez-vous de septembre depuis près de trente ans (Soif, Albin Michel) ! Alléluia ! Espérons que cela permette de faire l’économie d’un faux-débat récurrent depuis des lustres sur la surproduction. On publie trop de livres ! Ah bon ? Par rapport à quoi, à qui et quel est le critère de l’équilibre, du juste milieu ? Vaine controverse d’une société riche et gâtée. Il suffit de voyager pour en avoir honte. Oublions ! Mais s’il y a un petit travers auquel on ne coupera pas, c’est celui de la tendance. De l’air du temps. De la thématique dominante. Critiques et reporters adorent. Ça les rassure. Un peu comme ces éditeurs qui s’échinent à présenter les (forcément) inconnus auteurs de premier roman comme « le nouveau Faulkner » ou « la nouvelle Ferrante ». 

Au cœur de l’été, on a donc déjà vu s’insinuer l’idée que ce serait cette fois-ci le moment des femmes. Le règne des écrivaines et des autrices. Outre que l’idée est totalement fabriquée et artificielle, elle est réductrice car elle essentialise des personnes telles que Nathacha Appanah (Le Ciel par-dessus la tête, Gallimard), Isabelle Desesquelles (UnPur, Belfond), Léonora Miano (Rouge impératrice, Grasset), Karine Tuil (Les Choses humaines, Gallimard), Mazarine Pingeot (Se taire, Julliard) à leur sexe en « genrant » (quel horrible expression !) leur roman au lieu de le juger pour ce qu’il est et non pour ce que la femme derrière le livre est censée incarner ou représenter. On croit ainsi honorer une œuvre alors que c’est la mépriser. C’est d’autant plus regrettable que s’il y a bien une tendance qui se manifeste depuis quelques années et de manière plus aiguë encore en cette rentrée, c’est bien la quête d’identité, laquelle a le mérite de concerner autant les hommes que les femmes. Elle n’en est mais moins une auberge espagnole. À se demander parfois si toute interrogation existentielle par le biais de la fiction n’en relève pas. Soit, mais certaines plus que d’autres. Le cas de Santiago Amigorena (Le Ghetto intérieur, POL), de Violaine Husman (Rose désert, Gallimard), de Hui Phang Loo (L’Imprudence, Actes Sud), de Blandine Rinkel (Le Nom secret des choses, Fayard), de Yaël Pachet (Le Peuple de mon père, Fayard) et d’autres encore, parfois autour d’une ascendance juive plus ou moins dissimulée. Il arrive que cette recherche emprunte le canevas assez classique de la mort du père ou de la mère pour que le narrateur opère un retour sur soi qui lui révèle bien des zones d’ombres, le cas d’Anne Pauly (Avant que j’oublie, Verdier) qui témoigne d’une belle maîtrise pour son premier roman. Ou s’agissant de secrets de famille, inusable mais fécond canevas, avec Luc Lang (La Tentation, Stock) et Jean-Luc Coatalem (La Part du fils, Stock) ou Laure Limongi (On ne peut pas tenir la mer entre ses mains, Grasset).

On s’en doute, comme chaque année, certains romanciers se font rattraper par l’actualité qu’il s’agisse de la corruption en Algérie avec Kaouther Adimi (Les Petits de décembre, Seuil), du harcèlement en ligne avec Myriam Leroy (Les Yeux rouges, Seuil), des victimes d’attentats avec Stéphanie Kalfon (Attendre un fantôme, Joëlle Losfeld) ou du sauvetage des migrants avec Marie Darriausecq (La Mer à l’envers, POL).

On en parlera mais cela ne débouchera pas sur des conflits et affrontements, lesquels sont réservés à d’autres types de querelles littéraires. Pas l’exofiction car la saisie de la vraie vie d’un vrai personnage de l’Histoire par la fiction est désormais bien admise, fort heureusement, l’important étant de savoir si c’est réussi ou pas, si cela modifie ou enrichit notre intelligence desdits personnages, ce qui est le cas de Philippe Forest (Je reste roi de mes chagrins, Gallimard) qui s’est emparé avec brio du face à face entre Winston Churchill et son portraitiste, le peintre Graham Sutherland. Si ce n’est l’exofiction, quid de l’autofiction ? Encore moins car le procédé, trop frelaté, laisse désormais indifférent.
Il s’agit d’un autre type de querelle. Également récurrente depuis quelques années, elle avait prospéré l’an dernier autour du Lambeau (Gallimard), le livre saisissant de force et de beauté de Philippe Lançon, rescapé du massacre de la rédaction de Charlie Hebdo par des islamistes. La question était de savoir si ce document qui ne devait rien à la fiction, hélas, pouvait être couronné au titre d’un roman par les jurys littéraires. Pour leur part, les Goncourt avaient répondu par la négative, contrairement aux jurés du Femina et du Renaudot. Le problème risque de se poser à nouveau cette année avec le passionnant livre de souvenirs, de voyages, de lectures, de rencontres d’Olivier Rolin (Extérieur monde, Gallimard). Yann Moix risque de ne pas y échapper bien que son livre (Orléans, Grasset) soit bien labellisé « roman » ; mais comme pour ceux d’Édouard Louis il y a quelques années, la violence de ses souvenirs d’enfant battu, écrasé, humilié, insulté, nié a d’ores et déjà provoqué des démentis scandalisés de son père, ce qui a pour effet d’interroger sur le statut narratif de son texte. La porosité entre les genres littéraires, si pratiques pour les rayonnages des libraires, les chefs de rubrique et les historiens de la littérature, est devenue telle, et la frontière si floue, qu’on en est à désigner certains livres comme des « romans romans » ou de « vrais romans » afin de les distinguer de la masse informe. Le cas d’une des plus belles réussites de cette rentrée, celle de Jean-Paul Dubois (Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même manière, éditions de L’Olivier).

Qui sait un jour on n’en viendra pas à demander à son libraire un « livre livre » ou encore « un vrai livre ». Tant qu’il y aura une rentrée littéraire, avec son lot de querelles, de surprises, d’injustices, d’oublis, d’excès, de révélations, d’engueulades, tout ne sera pas perdu.


 
 
D.R.
Qui sait un jour on n’en viendra pas à demander à son libraire un « livre livre » ou encore « un vrai livre ».
 
2020-04 / NUMÉRO 166