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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Le dernier roman de Franck Bouysse, Né d'aucune femme, offre au lecteur un récit envoûtant, qui l’entraîne dans une odyssée à la fois ténébreuse et sublime.

Par Joséphine Hobeika
2020 - 03
Lauréat de plus de dix prix littéraires, Franck Bouysse relate dans son dernier roman le destin tragique et grandiose de Rose, une adolescente de quatorze ans, vendue par son père, Onésime, selon un «?contrat diabolique?» consistant à «?échanger sa chair contre de la terre?». Souillée et abîmée par une forme de perversion dont l'ampleur ne cesse de progresser au fil des pages, l’héroïne nous entraîne dans une lutte mentale aux tréfonds d’elle-même. «?J'avais touché le fond, et en le touchant, j’avais senti quelque chose de solide en moi. Plus le jour pointait, plus ma détresse se transformait en une colère dure et froide, de quoi bien prendre appui dessus.?»

Dans ce roman choral, on accompagne le désarroi du Père Gabriel qui découvre dans les cahiers de Rose «?l’innommable vérité?» de son histoire?; on interroge l'enfantement, la parentalité et la filiation, leurs drames et leurs mystères, «?au motif qu'un homme et une femme se doivent de fabriquer un peu plus qu'eux-mêmes, pour échapper au temps, sans penser ni même imaginer un seul instant les malheurs à venir et le cadeau empoisonné que peut devenir une vie?». L'espace narratif explore les rouages et les nœuds d'une famille sur plusieurs générations, illustrant «?l'emprise invisible?» subie par «?une engeance besogneuse, issue du même monde, du même sang, et de la même impuissance?».

Les préoccupations triviales de survie des personnages s'articulent à un sens aigu du sacré, qui confère une dimension métaphysique à ces gens de peu, empreints de poésie, dans une campagne de brume et de lumière. Les mots de l'auteur, cette «?invention des hommes pour mesurer le monde?», restitue la misère économique, sociale et psychologique des personnages, et son contrepoint de sensibilité émotionnelle et esthétique, comme lorsque Rose découvre la lecture. «?Le monde du dehors s’invitait dans ma petite chambre sous les toits, et je le laissais grandir. Ce monde-là, il avait fini par m'appartenir. Mon seul bien sur cette terre.?»

Le lecteur dévore ce roman polyphonique, il passe de secrets en énigmes, au sein d'un maillage complexe d'indices et de prolepses symboliques. «?J'ai appris que seules les questions importent, que les réponses ne sont que des certitudes mises à mal par le temps qui passe, que les questions sont du ressort de l'âme, et les réponses du ressort de la chair périssable.?»

Comment ce roman au titre contre-nature a-t-il été conçu??

Il y a pour commencer ce monastère, près de chez moi, en Corrèze, qui a fait rejaillir un certain nombre de souvenirs d'enfances, et un fait divers du XIXe siècle, que j'ai lu il y a une vingtaine d'années, sur un homme contraint de vendre sa fille pour faire survivre la famille.
Ces deux émotions se sont entrechoquées et ont créé une étincelle qui est devenue la première phrase des cahiers de Rose : «?Mon nom c'est Rose, c'est comme ça que je m'appelle.?» Mais je n'ai aucune idée de qui était cette gamine, et je ne savais pas ce qu'elle avait à me raconter. Je n'avais jamais écrit à la première personne, et ça s'est imposé naturellement?; si la mère de l'héroïne est désignée par le pronom «?elle?», ce n'est pas un choix conscient non plus, peut-être est-ce une façon de parler de la maternité.
J'ai le sentiment que la littérature, c'est fait pour creuser l'obscurité, pour éclairer un peu, pour donner un peu de travail à la lumière. C'est l'idée de Schopenhauer que la douleur permet à l’humain de se ressentir et de se transcender. Je n'ai pas comme projet d’explorer le mal ou la noirceur humaine, mais j'imagine qu'il y a des révoltes en moi qui font que ça peut devenir ensuite un enjeu et un message. Au fil de mes romans, cette figure du mal émerge de plus en plus, cette espèce de lutte à mort entre la femme et le mal, qui prend parfois la forme du mâle?; il y a quelque chose dans le rapport entre les hommes et les femmes qui n'est pas réglé.

Quels sont vos liens avec vos lecteurs?? Et avec vos personnages??

Lorsque je rédige mes textes, je ne veux pas penser au lecteur, sinon je ne suis pas sincère et je me préoccupe de questions de réception. Je pourrais essayer de ne pas le choquer, or je dois laisser mes personnages m'entraîner, parfois dans des coins très sombres, je ne peux pas en faire l'économie. Le lecteur doit accepter de se perdre avec moi, de baisser la garde et laisser de côté sa réalité, pour entrer dans ma vérité, dans ce livre qui est fait de souvenirs, libérés de mon passé, de tout ce que j’ai vu, lu, entendu ou ressenti... Pour Né d'aucune femme, je suis parti de Rose, j'avais en tête la scène où elle est dans l’embrasure de la porte, regardant la transaction entre son père et le maître de forge?; je ne la savais pas aussi forte au départ.
Les discussions avec mes lecteurs me permettent de faire le lien avec mes intentions, souvent inconscientes?; ils me permettent de comprendre ce que j’ai fait. Les gens sont bouleversés la plupart du temps par ce roman, ils ne peuvent pas oublier Rose, alors que le récit se situe hors de la production littéraire d’aujourd’hui, plutôt exofictionnelle, autofictionnelle... Là, on est dans le romanesque, on passe par tout un tas d'émotions, souvent exacerbées.

Vous citez en exergue Emerson, «?la nature ne fait pas rimer ses enfants?»; dans quelle mesure le thème de la transmission est-il fondateur dans l'économie du récit??

Emerson évoque un déterminisme contre lequel je veux lutter?; bien sûr qu'on ne naît pas tous avec les mêmes armes dans la vie, mais on peut aller contre ce foutu destin. Rose l’affronte avec des mots, et dans tous mes livres, l'art fonctionne comme une mécanique de rédemption?: dans Plateau (La Manufacture de Livres, 2016), un des personnages découvre la lecture, dans Glaise (La Manufacture de Livres, 2017), Joseph se met à sculpter de petits animaux en terre cuite. Il y a l'idée que dans ces milieux-là, le temps ne s'écoule pas horizontalement mais verticalement, les générations précédentes étouffent celles qui arrivent, par le poids de la tradition, de la transmission, ce qui entérine la notion de destin. Le paroxysme de cette vision, c'est la mère du maître de forge qui est prête à tout pour que le sang continue de couler. Ce monde rural est empreint de sacré, qui permet de trouver des réponses dans une vie très compliquée. 
Dans cet environnement, on ne parle pas, et il n'y a pas vraiment d'apprentissage, on essaie de faire deviner aux autres ses propres intentions. Lorsque le grand-père de Rose dit à sa fille, désemparée, «?des fois on nous apprend pas bien?», il est incapable de dire plus et veut dire beaucoup de choses, je trouve ça dramatique et beau. On retrouve l'idée faulknerienne de l’impossible héritage, dans un contexte où les parents voient leurs enfants comme une forme de survie.

Avec la forêt, la figure de l'ogre, de la sorcière et des échos au Petit Poucet et à Barbe bleue, le récit ne s'apparente-t-il pas aussi à un conte?

Les premières histoires que l'on m'a lues sont des contes, souvent cruels, et elles vous marquent. On fait toujours l’économie de l'ogre, on vous le pose là mais on ne vous dit jamais d'où il vient, ce qu'il devient... Peut-être que j'ai voulu explorer ça aussi, l'origine de l’ogre, et donc l'origine du mal.
Les grands livres que j'ai le plus appréciés ont les caractéristiques du conte, L'Homme qui rit de Victor Hugo ou Lumière d’août de William Faulkner par exemple. Il y a le mal, et puis le bien, sous différentes formes, leurs frontières se déplacent selon l'humain, les cultures, les croyances...

Hormis le Père Gabriel, les personnages du roman ne sont pas des lettrés, et pourtant leur langue, tout en donnant l'illusion d'une forme de simplicité, transcrit l'extrême complexité de leurs ressentis. Comment s'est opérée cette synthèse stylistique??

Je viens de ces milieux où on n'a pas forcément un vocabulaire très important, mais la réflexion est là, et on se pose sur le silence. J'ai observé ces gens toute ma vie, s'ils ne parlent pas beaucoup, ce sont des poètes mais ils ne le savent pas, par leurs gestes, par certaines observations fulgurantes. Ça m'a toujours fasciné cette acuité sur ce qu'est la vie, et ça rejaillit un peu sur Rose, sur cette gamine qui a une réflexion sur ce qu'elle est, sur ce qu'elle va devenir, sur sa vie, parce que c'est tout ce qui lui reste, penser. Et cette pensée-là, comme elle ne peut pas la partager avec son entourage, elle va l'écrire, pour laisser une trace. Elle est un peu l'héritière de tous ces gens qui m'ont fabriqué et qui étaient extrêmement philosophes.




Né d'aucune femme de Franck Bouysse, La Manufacture des livres, 2019, 336 p.
 
 
Photo Pierre Demarty
« La littérature, c'est fait pour creuser l'obscurité. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166