FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Rencontre
Sonia Ristic, l'aventure du collectif


Par Georgia Makhlouf
2020 - 04
Née en 1972 à Belgrade, Sonia Ristic a grandi entre la Yougoslavie et l’Afrique. Elle vit à Paris depuis 1991 et elle a fait partie du collectif du Théâtre de Verre, dont l’expérience nourrit son dernier roman qui vient de paraître, Saisons en friche, chez Intervalles. Son précédent roman chez le même éditeur, Des fleurs dans le vent, avait remporté le Prix Hors Concours 2018, prix de l’édition indépendante. Mais les lecteurs libanais connaissent aussi sans doute ses belles Lettres de Beyrouth (Lansman), parues en 2012 suite à une résidence d’écriture de quatre mois. Sonia Ristic écrit également beaucoup pour le théâtre et elle est metteur en scène.

Saisons en friche est un délicieux roman au charme fou, écrit d’une plume sensible, pleine de tendresse et d’humour, qui se déguste avec bonheur. Ses nombreux personnages sont croqués avec justesse, on sent qu’ils ont trouvé leur inspiration dans des personnes réelles et dans une expérience qui, bien que remontant à plus d’une dizaine d’années, a été fondamentale et structurante pour Ristic. Ce squat d’artistes qu’elle fait vivre sous nos yeux restitue un quotidien tumultueux, des débats permanents et les contradictions qui tiraillent un collectif d’artistes décidés à aller jusqu’au bout de leurs fragiles utopies. La multiplicité des personnages fait écho à cette aventure qui se conjugue toujours au collectif. Et si les couples se font et se défont au rythme des coups de foudre et des malentendus, les amitiés, elles, restent solides et permettent de faire face aux multiples aléas de la vie dans ce Paris de la fête, certes, mais également des difficultés d’intégration pour les uns, ou des méandres de la vie professionnelle pour les autres, surtout quand ils tentent d’y vivre de leur art. 

Le squat d'artiste est-ce la dernière utopie du XXIe siècle, après la mort des idéologies et des projets collectifs ?
 
J’ai l’impression qu’à chaque fois que l’on sombre dans le désespoir ou l’indifférence, on ressent le besoin de se réfugier dans le collectif. Comme une réponse à l’individualisme cynique que les politiques nous vendent. Il est question ici de collectif d’artistes parce que c’est un milieu que je connais bien, mais la palette est très large : ces dernières années en France, elle s’étend des Nuits debout aux Gilets jaunes.

Ce qui semble faire communauté au sein de cette bande de potes que vous faites vivre dans ce roman, c'est le mélange, le métissage, le croisement des regards. Est-ce un hommage à ce monde pluriel qui prend vie dans le squat ?

Le collectif qui pour moi implique un rassemblement de différences autour d’un idéal commun est aussi le refus de tous les communautarismes, religieux, nationaux, nationalistes… Je ne cesse d’écrire sur les « familles choisies » sans doute parce que c’est quelque chose qui m’a profondément construite en tant que personne.

Le communisme autogestionnaire vs l'anarchie libertaire écrivez-vous. Y a-t-il donc deux courants de pensée qui sous-tendent cette expérience ?

Même si cette phrase est une boutade, j’avais envie qu’il soit clair que ce collectif se situe politiquement à l’extrême gauche, sans pour autant être monolithique. La formule résume aussi la difficulté d’inventer une organisation sociale juste et équitable, qui s’inspire de courants historiques en les adaptant à la réalité de ce groupe-là.

Derrière l'évidente dimension autobiographique de ce roman, qu'aviez-vous envie de transmettre à propos de cette tranche de vie, alors que plusieurs années sont passées depuis ?

Dans l’écriture de tous mes textes, j’ai besoin de partir de contextes et cadres familiers pour y faire évoluer des personnages fictifs. Étrangement, je ne me suis pas immédiatement rendue compte que la part « documentaire » serait aussi présente, cela ne m’a sauté aux yeux qu’une fois le livre fini. Avec quinze années de recul, je réalisais à quel point ces années ont été fondatrices, structurantes.

Un des fils qui courent dans le roman, entre humour et tendresse, est une critique des façons de faire de la culture française. N'est-ce pas ?

Oui ! (Rires) Vu que la narration épouse un grand nombre de personnages venant des quatre coins du monde, je me suis beaucoup amusée avec les incompréhensions, étonnements ou agacements qui naissent de ces petits chocs culturels.
 
Le personnage de Lana est cette femme qui décide de se consacrer à l'écriture, de ne pas avoir d'enfants et qui part en résidence d'écriture pour passer à une étape plus « professionnelle » de son parcours. Peut-on dire qu'il y a dans l'expérience de la vie en communauté comme un refus de grandir, une envie de prolonger la jeunesse ou l'absence d'engagement caractéristique d'une génération à qui le monde actuel fait peur ?

J’ai l’impression que choisir de se consacrer à une activité de création, collective ou individuelle, de la mettre au centre de sa vie avec toute la précarité, tous les renoncements que cela implique est au contraire une forme d’engagement très fort. Le personnage de Lana est construit en miroir avec celui de Nieves : la première se jette dans le vide et choisit la vie en marge pour pouvoir écrire et la deuxième ne supporte plus l’insécurité, les difficultés que ce choix implique. Je suis partie de mes propres questionnements et tiraillements passés pour les esquisser : l’importance du groupe lorsqu’on fait du théâtre versus la solitude, l’autonomie de l’écriture, la liberté qui naît du refus des injonctions sociétales face à un certain besoin de confort, etc. Ces deux personnages m’ont permis de faire le point, à l’approche de la cinquantaine, sur les choix que j’avais fait.

Éloge de l'amitié plus que de l'amour dans ce roman, n'est-ce pas ? Parce qu'elle est plus solide et qu'elle traverse mieux les aléas de la vie ?

Bien sûr. Les trois figures féminines centrales ont entre trente et quarante ans, elles sont à un moment de leur vie où l’on fait souvent le deuil d’une vision adolescente – à la vie à la mort – de la passion amoureuse. Elles apprennent tous les différents visages que l’amour peut prendre.

Le personnage d'Alexandre introduit le drame yougoslave dans le roman. Il permet d'aborder de façon intéressante cette question de la colère, du monstre de la colère. Peut-on revenir là-dessus ?

Alexandre est presque le portrait robot des garçons « yougos » de ma génération, celle qu’on a envoyée au front. Beaucoup ne sont jamais revenus à la normale après la guerre qui leur a volé leur vingtaine. Dans mon entourage, les hommes de cette génération se débattent souvent avec le syndrome post-traumatique et d’autres troubles psychiques, des dépendances diverses, etc. L’expérience du front, je l’ai approchée à travers leurs récits, et je comprends leur colère qui résonne avec la mienne lorsque des criminels de guerre sont traités comme des héros, lorsque je vois les mêmes partis nationalistes toujours au pouvoir un quart de siècle plus tard… Pourtant, on ne peut pas vivre en étant constamment en colère, ça nous ronge de l’intérieur, c’est épuisant. 

Pour finir, parlons du titre et de cette notion de « saisons » qui ponctue les chapitres. Est-ce une façon de parler de l'inéluctabilité des changements, de la cyclicité des choses ?

Je n’y ai pas pensé en ces termes, mais ça me semble très juste. Après Des fleurs dans le vent, mon précédent roman, qui suit trois personnages sur un temps long – vingt-six ans –, j’avais envie de travailler sur l’inverse : un grand nombre de personnages sur un temps relativement court. Une année s’est imposée à cause du double sens de « révolution ». Je savais dès le début que je ferais correspondre un moment de l’histoire du squat avec le(s) Printemps arabe(s), et c’est cela qui m’a envoyée sur la piste des différentes saisons que ce collectif traverse.

 
 
 
Saisons en friche de Sonia Ristic, Intervalles, 2020, 300 p.
 
 
D.R.
« Le collectif qui pour moi implique un rassemblement de différences autour d’un idéal commun est aussi le refus de tous les communautarismes, religieux, nationaux, nationalistes… »
 
2020-04 / NUMÉRO 166