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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Benjamin Stora veut élargir l’histoire de France
Président du Musée de l’Histoire de l’immigration, professeur des universités, Benjamin Stora est un éminent spécialiste de l’histoire coloniale, du Maghreb et de l’immigration. Il a publié de très nombreux ouvrages, tous passionnants et qui posent des questions devenues brûlantes dans le paysage politique et culturel français qui traverse actuellement une crise profonde. Nous l’avons rencontré pour évoquer avec lui des thématiques en lien avec la mémoire, l’identité, l’immigration, sujets devenus hautement sensibles.

Par Georgia Makhlouf
2016 - 12
Votre livre, Les Clés retrouvées, commence par une scène saisissante, l’irruption de soldats français, le 20 août 1955, dans votre appartement de Constantine. Ils installent une mitraillette et se mettent à tirer. Cette scène serait-elle comme une clé permettant de comprendre votre vocation future ?

Oui, il s’agit vraisemblablement d’une scène fondatrice, mais de cela on ne s’aperçoit que des années plus tard. Pour que le souvenir remonte à la surface, il faut beaucoup de temps, de travail et d’expériences. Cette scène-là est peut-être à l’origine de mes travaux mais de manière inconsciente. Je vois beaucoup d’autres sources à ma vocation et au fait que je me sois consacré à travailler sur l’Algérie, le colonialisme et l’immigration depuis 40 ans. En premier lieu, je citerai mon engagement politique à l’extrême gauche à la fin des années 60, alors que j’avais 17 ans. Cet engagement m’a permis de sortir de la solitude de l’exil, du déracinement et de trouver de nouvelles solidarités qui se sont substituées aux solidarités familiales. C’était aussi une expérience du collectif. La « révolution » a été pour moi une espérance et une croyance. Elle n’était pas enfermée dans une dimension française, mais au contraire, ouverte sur l’international. On s’intéressait alors au Vietnam, à l’Amérique latine, à la révolution palestinienne… Poursuivant en parallèle mes études, j’ai rencontré un professeur d’histoire contemporaine à Nanterre, Jean-Pierre Rioux, qui m’a interpellé dans ces termes : « Vous qui vous intéressez tant aux révolutions, il y en a une que vous ignorez ! » Et en effet, refoulement, déni, je ne m’intéressais pas à la révolution algérienne et personne d’ailleurs dans ces années-là ne s’y intéressait. Cela a été le point de départ de ma recherche. Il faut préciser que l’organisation trotskyste à laquelle j’appartenais avait joué les « porteurs de valises » pour les nationalistes algériens et avait soutenu Messali Hadj, le principal leader indépendantiste des années 1950. Elle possédait de ce fait des archives inexploitées, dans lesquelles je me suis plongé.

Cet échange avec Jean-Pierre Rioux a donc été déterminant ?

Rioux a déclenché le processus mais par la suite, j’ai fait deux rencontres qui ont joué un rôle majeur. La première, c’est ma rencontre avec la fille de Messali Hadj, Djanina, qui vivait à Paris dans une solitude d’autant plus grande que son père était considéré comme un vaincu de l’histoire. Elle m’a remis un manuscrit, les mémoires de son père, qu’il avait écrites à la main en français et en arabe. C’était un trésor, un document vraiment exceptionnel. Plus tard, il y a eu une seconde rencontre-clé, avec Mohammed Harbi, un historien algérien en exil. Harbi m’a aidé dans le nécessaire travail de déconstruction des mythologies nationalistes. Il avait publié en 1975 Aux origines du FLN, et il m’a appris que la révolution était fracturée, que beaucoup de factions rivales s’affrontaient, et que du sang avait été versé. Harbi déconstruisait le discours officiel, les notions de « peuple héroïque » et de « parti unique », et il était le premier à le faire.

Depuis les années 70 où finalement personne en France ne s’intéressait beaucoup à l’Algérie, les choses ont-elles vraiment changé ?

L’Algérie est revenue sur le devant de ma « scène » personnelle dans ces années-là, mais j’étais un des rares à m’y intéresser jusque vers les années 80/90 où des tas de chercheurs ont commencé à se pencher sur le sujet. Il y a eu beaucoup de publications, de documentaires, de films, mais curieusement, ces ouvrages et ces films n’ont rencontré qu’un public assez limité. Encore aujourd’hui et malgré ma notoriété, mes livres se vendent relativement peu, et les films ne font pas beaucoup d’entrées. L’Algérie, et plus globalement l’histoire coloniale, restent un des refoulés de la société française.

Lorsque vous évoquez la nécessité d’ « agrandir l’histoire de France », que voulez-vous dire exactement ?

Dans l’histoire « classique » de la France, l’Algérie occupe apparemment peu de place. Plus globalement, la France continue de se comporter comme une puissance dominante qui exige des autres qu’ils connaissent son histoire, alors qu’elle-même ne connaît pas celle des autres. On observe également comme un déni de pans entiers de l’histoire, en particulier de l’histoire coloniale, qui reste encore largement méconnue, refoulée, non mémorisée ‒ malgré l’immense travail accompli par les historiens. Certains essayistes très médiatisés parlent beaucoup de l’effondrement de l’identité française, et la thématique de la décadence est très en vogue actuellement. Mais d’une part, cette thématique est ancienne – pensons à Spengler et à son ouvrage Le Déclin de l’Occident publié en 1918 – et d’autre part, c’est faux. La vraie question n’est pas celle de l’effondrement de l’identité nationale mais de son élargissement. Il faut sortir de l’attitude défensive et de la soi-disant nécessité de se défendre contre des « armées de barbares » qui nous menacent, et comprendre que le monde a changé. Le problème n’est pas celui du déclin mais de la nécessité de relever les défis qui se posent à nous. On ne peut pas rester une grande puissance si on ne s’ouvre pas aux langues, aux cultures, aux civilisations des autres. Il faut réformer les programmes scolaires, penser des lieux de savoir différents, mener un travail culturel de fond pour que les Français s’ouvrent au monde.

Le titre du livre que vous publiez avec Alexis Jenni associe deux notions que l’on voit rarement accolées : la mémoire et le danger. La mémoire peut donc être dangereuse, comme l’est une bombe à retardement ?

Après avoir mené pendant des années un travail classique d’historien, j’ai basculé à la fin des années 80 vers des questions nouvelles telles que : comment cette histoire est-elle perçue et transmise ? Cela a donné naissance à La Gangrène et l’oubli paru en 1991. Je me suis donc intéressé à la mémoire et à l’oubli qui est une question fondamentale en histoire. On peut distinguer l’oubli nécessaire, car il faut oublier pour vivre, et l’oubli pervers, celui qui est décidé par les États le plus souvent. Cela m’a permis de formuler l’idée selon laquelle il fallait que la France assume sa mémoire coloniale. Aujourd’hui, on observe qu’il y a bien un travail de mémoire porté par des chercheurs et par des collectifs tels que celui du 17 octobre (date des massacres d’Algériens à Paris en 1961) ; il s’agit là d’une mémoire citoyenne. Et puis il y a ce que j’appelle la mémoire de revanche, portée par le Front national, qui pense l’Algérie comme un paradis perdu d’où les Français ont été chassés par des « méchants » nationalistes. Alors puisque les Algériens ont voulu leur indépendance, on ne veut plus d’eux en France. Cette mémoire-là se développe beaucoup, avec des actions comme celles de Robert Ménard à Béziers, et elle contamine la droite républicaine qui va même jusqu’à renier l’héritage gaulliste.

Il y a encore d’autres dangers en lien avec la mémoire : la crispation identitaire et les blessures non-refermées, dites-vous.

Oui, le processus est long, on parle ici de près de quarante ans. L’étape suivante, c’est la séparation des mémoires, leur communautarisation, qui conduit à « la guerre des mémoires », titre de l’un de mes ouvrages paru en 2005. L’un des symptômes de cette communautarisation, c’est la revendication par chacune des communautés de dates de célébration différentes : les soldats du contingent, les harkis, les pieds-noirs, les immigrés, chaque groupe veut sa date de commémoration et le résultat, c’est que la guerre n’est pas finie, qu’on ne trouve pas de compromis mémoriel, compromis par ajustement, où chacun admet la souffrance de l’autre, la part de l’autre. Les Algériens eux aussi ont du mal à admettre la souffrance des autres. Et les hommes politiques entretiennent cette guerre des mémoires au lieu de rechercher des compromis, ce qui provoque des crispations identitaires.

La difficulté en France de penser l’islam autrement qu’en termes d’assimilation radicale ou de ghettoïsation est-elle à mettre en lien avec la question algérienne et coloniale ?

Oui, mais pas seulement. Il y a d’autres raisons plus profondes qui tiennent aux rapports chrétienté-islam, rapports inscrits dans une longue histoire dans laquelle la question des croisades et de Jérusalem joue un rôle important. La colonisation s’inscrit dans cette histoire plus longue et ne peut en être séparée. Avec Abdelwahab Meddeb, nous avons soulevé ces questions en travaillant à notre encyclopédie de la civilisation judéo-musulmane. Nous avons montré qu’il y avait une vraie civilisation commune, qui a connu des hauts et des bas, mais qui a quand même duré quatorze siècles. Et qui s’est exprimée dans une langue commune, une musique commune, des manières de vivre communes. Cette notion est mal acceptée ; on préfère parler d’une civilisation judéo-chrétienne qu’on oppose à l’islam. Le discours dominant en France aujourd’hui est celui de l’affrontement : on privilégie une vision de l’histoire où l’affrontement domine, alors qu’il y a eu beaucoup plus de symbiose qu’on ne veut bien l’admettre. Et bien évidemment, les intégristes musulmans disent la même chose, que la guerre a toujours existé et qu’on ne fait que la poursuivre. Il y a eu de longues périodes de symbiose, des passerelles culturelles, mais l’imaginaire dominant aujourd’hui ne va pas dans ce sens.

Le Musée de l’histoire de l’immigration que vous présidez a-t-il donc pour vocation d’offrir un espace de réflexion constructive à la question des immigrations et de la diversité culturelle ?

Oui, et c’est une bataille difficile et compliquée. Il y a vingt ou trente ans, on disait : l’immigration est une chance pour la France, elle l’enrichit, beaucoup d’étrangers ont participé de la grandeur de la France. À partir des années 2000, le discours a changé, on a commencé à dire qu’on ne pouvait pas accueillir tout le monde et on a développé le concept d’immigration choisie et non subie, avec l’idée de sélectionner des immigrés formés et éduqués. Aujourd’hui, il y a une nette dégradation de la situation, on rêve d’immigration zéro. Ce qui domine dans les discours, c’est la menace, le danger, le repli, la fermeture des frontières, l’expulsion des étrangers.

Le musée a été créé en 2002 par Jacques Chirac pour inverser le regard des Français sur l’immigration et montrer comment elle enrichit la France et participe de son histoire. Mais les choses se sont dégradées, Sarkozy n’a pas inauguré le musée, et il a fallu attendre 2014 pour que Hollande le fasse… Aujourd’hui, le défi est immense, dans un paysage culturel en crise. Un mois après l’inauguration, il y a eu le choc Charlie Hebdo, puis l’effroyable année 2015, la multiplication des attentats en France et l’effondrement des États nationaux au Moyen-Orient qui a entrainé une émigration de masse. Tout cela se mélange. Néanmoins, mon projet reste le même : irriguer l’histoire républicaine par l’histoire des autres, et réussir cet élargissement dont nous parlions plus haut sans rien lâcher sur les principes républicains. Le défi est redoutable mais essentiel.








 
 
© J. Sassier / Gallimard
« L’Algérie, et plus globalement l’histoire coloniale, restent un des refoulés de la société française. » « Il faut mener un travail culturel de fond pour que les Français s’ouvrent au monde. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Les Clés retrouvées de Benjamin Stora, de , Stock, 2015, 150 p.
Les Mémoires dangereuses de Benjamin Stora et Alexis Jenni, Albin Michel, 2016, 234 p.
Histoire dessinée de la guerre d’Algérie de Benjamin Stora et Sébastien Vassant, Seuil, 2016, 190 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166