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Entretien

Dan Franck a été choisi récemment par Netflix pour écrire Marseille, une série made in France sur les dessous politiques de la cité phocéenne. Il est surtout un homme qui écrit comme il respire, « tout le temps » car il ne sait « rien faire d’autre ».

Par Georgia Makhlouf
2018 - 07
Romancier et scénariste, Dan Franck a publié une trentaine d’ouvrages, dont plusieurs en collaboration avec Jean Vautrin, coauteur des Aventures de Boro, reporter-photographe, ou avec le dessinateur Enki Bilal. Il a été récompensé par de nombreux prix dont le Prix du Premier Roman pour Les Calendes grecques (1980), le prix Renaudot pour La Séparation (1991), ou le Prix des Romancières pour Les Enfants (2003). Il a également beaucoup écrit sur l’art, dont une trilogie intitulée Les Aventuriers de l'art moderne qui a connu un succès certain. Mais sa très grande notoriété, Franck la doit surtout aux multiples scénarios de films qu’il a écrit ou co-écrit avec de très grands réalisateurs (Jacques Deray, Christian Vincent, Yves Boisset, Olivier Assayas…), comme aux nombreuses séries télévisées qu’il a scénarisées, dont la très récompensée première saison des Hommes de l’ombre. Plus récemment, Dan Franck a été choisi par Netflix pour écrire Marseille, une série made in France sur les dessous politiques de la cité phocéenne. Les multiples rebondissements de cette aventure cinématographique servent d’ailleurs de toile de fond à son dernier roman, Scénario, qui vient de paraître chez Grasset, très habile mise en abyme de l’arrière-monde de la création d’une série télévisée, ses vicissitudes, ses retournements, ses coups tordus. Car il faut savoir que Franck s’est retiré du projet après avoir constaté que le réalisateur modifiait de façon très significative son travail et qu’il ne s’y reconnaissait plus – expérience sans doute difficile à vivre que celle d’une véritable « dépossession ». Enfin, Dan Franck est également l’un des plus talentueux nègres littéraires de l’édition française, ayant rédigé dans l’ombre plus de soixante ouvrages, ainsi que quelques autres sous le pseudonyme de Marc Kajanef. Autant dire que l’homme vit, rêve, voyage et respire dans l’écriture, qu’il écrit « tout le temps » selon ses propres dires, parce qu’il ne sait « rien faire d’autre » et que cet exercice quotidien, cette quasi ascèse, il la pratique sans discontinuer depuis des années. Nous l’avons donc arraché à sa table de travail pour quelques instants d’échange auxquels il se prête avec une grande courtoisie, mais sans cesser vraiment d’être ailleurs, c’est-à-dire dans l’élaboration de son prochain opus. 

Dans Scénario, vous parlez de dépossession à propos de ce que vit votre scénariste, trahi par le metteur en scène. Mais pour quelqu’un qui a pratiqué intensivement l’écriture pour les autres, qui a été « nègre » pendant si longtemps, c’est chose banale que cette dépossession, non ?

Non, pas du tout. Je n’ai pas vécu de dépossession parce que dans le même temps, je continuais à écrire et à publier mes propres livres. Je ne vivais pas la frustration de ne pas être auteur. En tant que nègre, je n’ai signé mon livre qu’une seule fois, avec Zidane, parce qu’il le souhaitait. Mais les règles du jeu ont toujours été très claires. Quand on est romancier, on est seul maître à bord. Quand on est scénariste, on n’est pas dans la posture de l’artiste mais dans celle de l’artisan. On répond à des demandes, on travaille en groupe, on est habitué à des échanges avec les producteurs, les diffuseurs, les réalisateurs. On passe toujours par les fourches caudines d’un autre interlocuteur. Pendant des années, j’ai été schizophrène : je travaillais pour les autres pendant la journée, pour moi le soir. Je n’étais ni frustré, ni dépossédé, les deux registres étaient clairement séparés. J’ai d’ailleurs tiré de cette « double vie » la matière d’un roman : Roman nègre. 

Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire ce livre ? Y avait-il, comme on a pu le dire dans certains médias, une dimension de règlement de compte ?

J’ai eu envie d’écrire ce livre parce que durant l’enquête que j’ai menée pour nourrir le scénario de Marseille, j’ai vu des tas de choses qui n’ont pas été développées dans la série et que j’avais envie de montrer. La deuxième motivation de mon projet était l’envie de raconter comment on écrit un scénario, comment on lie réalité et imaginaire, comment on transforme la réalité en récit de fiction. Alors il est vrai que le personnage du metteur en scène que j’ai construit est particulièrement déplaisant ; néanmoins il ne renvoie pas à une personne réelle mais à la somme de plusieurs personnes. Par ailleurs, le conflit est plus intéressant à écrire que l’harmonie ; j’ai donc revisité et condensé dans ce personnage plusieurs expériences différentes, toutes conflictuelles. 

Vous parlez de règlement de compte. Mais Marseille a été un énorme succès dans plusieurs pays ; il n’y a qu’en France que la série a déçu et qu’elle a été si critiquée.

Sans doute en raison d’une énorme attente, soutenue par une intense campagne de publicité ; sans doute aussi parce que Netflix était perçu comme le grand méchant loup, que son arrivée suscitait le rejet a priori et la peur. 

Vous donnez l’impression de jouer au chat et à la souris avec votre lecteur, de le mettre en position de se demander sans cesse ce qui est vrai et ce qui est faux dans le roman.

Il y a en effet dans ce roman une dimension de jeu intellectuel. La citation de Nabokov que je mets en exergue est ma façon de souligner ce jeu entre réalité et fiction et, en même temps, de dire que ce n’est pas important, que ce qui compte est de se prendre au jeu du roman, d’y trouver du plaisir, et peu importe si tel détail ou tel événement est vrai ou pas. Je joue aux échecs avec mon lecteur, je place des chausse-trapes partout. Beaucoup de choses sont vraies dans ce que je raconte, mais quelle importance ? Je savais que le milieu de l’audiovisuel français allait chercher à décoder, à deviner le vrai du faux, et je m’en suis amusé, tout en pensant que tout cela n’avait pas beaucoup d’importance. Tout le monde attendait ce règlement de compte qui n’a pas eu lieu. Moi, j’ai très bien travaillé avec les gens de Netflix.

Votre roman articule une construction complexe, une très astucieuse mise en abyme, et une forme d’écriture assez sèche, sans recherche, une écriture blanche.

Ah non, je ne suis pas du tout d’accord ! Votre vision du développement romanesque est trop classique ! L’écriture que je pratique ici est très naturelle, beaucoup plus naturelle que dans mes autres livres, mais elle a nécessité un énorme travail et plusieurs temps de réécriture. Il est vrai que j’adopte dans ce roman une esthétique particulière, mais il ne s’agit pas d’écriture blanche, qui est pour moi strictement informative ; je la pratiquais beaucoup quand j’étais nègre. J’écris cut. Je n’aime pas les longues phrases et je voulais donner à ce roman une certaine modernité. Je voulais que la langue des dialogues soit fluide, brève. Vous savez je crois être un bon styliste et d’ailleurs, j’ai besoin d’être satisfait de ma phrase pour continuer, pour écrire la suivante. C’est ma phrase qui me donne l’élan de la suite. Je n’avance pas si je ne suis pas satisfait de ce qui précède. La phrase d’avant guide la suivante. 

Quand vous assimilez le scénariste à un faux-monnayeur, que voulez-vous dire exactement ?

Le scénariste est un type qui s’empare du monde pour le façonner à sa manière, donnant au spectacle qu’il crée un air de réalité. Il y a même deux étapes dans cette transformation de la réalité : dans un premier temps, elle devient écriture ; puis un deuxième faux-monnayeur intervient, le metteur en scène, et l’écriture devient matière visuelle. 

Le plaisir d’écrire est sans doute très différent dans ces différents registres : roman, scénario, écriture à deux que vous avez souvent pratiquée avec Jean Vautrin, Enki Bilal ou avec certains cinéastes.

Tout d’abord, il faut dire que j’adore écrire et que je trouve beaucoup de plaisir dans tous ces exercices. L’écriture à deux comporte une dimension plus ludique que l’écriture en solitaire. Et dans l’écriture du scénario, c’est le plaisir du résultat qui n’est pas le même : quand un film, tiré d’un scénario qu’on a écrit, est bon, on est content, mais on est plus distant que lorsque son propre roman est publié. En réalité, je dirais qu’écrire un scénario c’est comme jouer aux dames et aux échecs : travailler les dialogues et penser la construction et l’articulation des différentes séquences. Et puis ça va vite. L’implication n’est pas la même, on sait qu’on produit la pierre angulaire sur laquelle tout repose, mais on sait aussi que ce qu’on a produit va être transformé et va se modifier. Écrire un roman, ce serait comme un jeu de go ; ça apporte un double plaisir, artistique et intellectuel.

Finalement, le vrai sujet de votre livre, c’est l’écriture.

Oui, c’est ça, puisque j’ai écrit un roman pour raconter comment on fait un film et que faire un film, cela passe forcément par la construction d’un scénario. J’avais envie de parler des rapports entre réel et imaginaire, de la façon dont on transforme le réel pour en faire une œuvre. J’ai trempé ma plume dans deux encriers, celui du roman et celui du scénario, d’où cet effet de mise en abyme. J’ai voulu qu’il y ait plusieurs niveaux de lecture, j’ai voulu donner du sens à ce qui se joue en surface et introduire de la profondeur, parler aussi de la difficulté de l’écriture, de sa fragilité extrême. Un rien enraye la machine, on a peur tout le temps, on se casse cent fois la gueule, la page blanche est une véritable patinoire. Et cela reste vrai après toutes ces années et ma très longue pratique de l’écriture.


BIBLIOGRAPHIE  
Scénario de Dan Franck, Grasset, 2018, 416 p.
 
 
D.R.
« Je joue aux échecs avec mon lecteur, je place des chausse-trapes partout. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166