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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Éric Fottorino : portrait d’une jeune fille, ma mère
Écrivain prolixe, Éric Fottorino continue à creuser son sillon romanesque et poursuit sa déambulation intérieure pour « traduire » les silences et les mensonges qui jalonnent son enfance et son adolescence en mots, en récits, en romans subtils et bouleversants.

Par Georgia Makhlouf
2018 - 08

Écrivain prolixe ‒ avec quasiment un ouvrage par an depuis 1988 ‒ et maintes fois couronné de prix prestigieux, Éric Fottorino continue à creuser son sillon romanesque à la manière d’un autre grand écrivain qu’il admire, Patrick Modiano. Comme lui, il reprend les mêmes motifs, souvent les mêmes personnages, et poursuit sa déambulation intérieure pour « traduire » les silences et les mensonges qui jalonnent son enfance et son adolescence en mots, en récits, en romans subtils et bouleversants. Avec une grande pudeur et une écriture sans fioritures ni trémolos, il écrit avec Dix-sept ans le livre de sa mère, après plusieurs ouvrages consacrés à ses deux pères. Loin d’être une histoire classique d’amour filial, il s’agit ici de traverser le désamour, le sentiment d’abandon, l’empêchement d’aimer, avec les moyens que permet la fiction. Très beau texte qui est l’occasion d’un moment d’échange intense et chargé d’émotions contenues. 

Après deux ouvrages consacrés aux deux figures paternelles de votre vie, voici le livre de la mère. Y a-t-il une sorte de logique dans cette succession des séquences d’écriture ?

Je ne parlerai pas de logique. La littérature est illogique, injuste, incomplète, fragmentaire. Il est vrai que j’avais mis dans la lumière deux figures de père : l’un qui venait de mourir, l’autre qui allait mourir. Les textes que je leur ai consacrés étaient dictés par l’urgence. Dans le cas de ma mère, il n’y avait pas urgence, il y avait nécessité. C’était un livre que je me devais d’écrire et Dieu sait que je n’ai pas aimé l’écrire, ce livre-là. Mais il le fallait.

Est-ce à dire que le processus d’écriture a été douloureux ?

Oui, parce que ça a duré longtemps. J’ai mis des années à écrire ce roman. Je sentais une violence en lien avec cette histoire, mais il m’était difficile de lui donner forme ou consistance. La non-écriture a duré longtemps, l’écriture aussi. Au total, j’aurai écrit onze versions de Dix-sept ans. Les sept premières m’ont permis d’aboutir à une version que je croyais finale. Mon personnage était de plus en plus frontal avec son sujet. Jusque-là, dans les versions antérieures, j’évitais de prendre mon sujet de face, je glissais vers des thématiques annexes, comme l’attentat de Nice par exemple. Mais quand j’ai eu terminé, il s’est passé ce que je raconte au début du roman : notre mère nous a raconté qu’elle avait eu une petite fille et qu’on la lui avait arrachée. J’ai donc été obligé de tout revisiter. Derrière ce côté absent, voire fuyant de ma mère, il y avait ce secret très lourd. C’était comme si tout ce que j’avais écrit jusque-là était faux ; je devais reconsidérer les choses. Quatre autres versions ont été nécessaires pour y parvenir. Je connaissais les violences subies par ma mère de la part de sa famille, de sa propre mère en particulier, comme celles exercées par l’Église. Mais j’étais loin d’imaginer ce vol de son enfant qu’on lui a fait vivre.

À propos de vos pères, vous avez écrit que vous vous étiez longtemps « interdit d’aimer deux pères à la fois ». Peut-on dire qu’avec votre mère aussi, vous vous étiez interdit d’aimer ? Et que ce livre explore ce douloureux désamour ?

Je parlerais plutôt d’empêchement que d’interdiction. J’ai été empêché de l’aimer puisque soustrait à sa présence physique pendant des mois et des mois. Puis parce que quand nous vivions ensemble, elle incarnait plutôt une grande sœur qu’une mère. Rien n’était clair pour moi. Elle m’a tellement pris dans son intimité, avec ses préparatifs pour sortir avec d’autres que moi, avec ses chagrins amoureux, que je ne me sentais pas au centre de son amour mais à la périphérie. Je ne pouvais pas l’aimer de façon frontale.

Faisons un détour par Modiano que vous aimez particulièrement et à qui vous avez rendu hommage dans un roman : Baisers de cinéma. Pourquoi l’aimez-vous tant ? La récurrence des motifs dans vos deux œuvres romanesques serait-elle quelque chose qui vous rapprocherait ?
 
J’avais dix-sept ans quand j’ai lu Modiano pour la première fois. C’était une époque où je ne lisais pas, mais un professeur nous avait recommandé Rue des boutiques obscures. Je l’ai lu d’une traite, et ça a été comme un coup de poing. Je me suis dit : on a donc le droit de faire ça ! De chercher ses origines, de dire qu’on a peur, de se sentir abandonné, de penser que les adultes sont menteurs… Ce livre a été pour moi comme une autorisation à écrire, un permis d’écrire. Plus tard, alors que j’avais reçu le prix Femina pour Baisers de cinéma – un roman que j’avais en effet écrit en hommage à Modiano –, Antoine Gallimard m’a fait le très grand plaisir d’une invitation à dîner avec Modiano. Ca a été un très beau moment. Nous avons beaucoup parlé. Je lui ai dit : « J’écris parce que vous êtes là. » Depuis, il m’envoie ses livres avec une dédicace très aimable, je lui adresse les miens aussi, mais je reste très intimidé par lui. Quant aux points communs entre nos deux univers, je dirais que son œuvre est simultanément quête et enquête, et la mienne aussi – même si je n’ai pas sa grande œuvre. Nos deux « musiques » sont comparables. Quand on écrit des livres de cette nature, il ne faut pas se tromper de musique, et c’est pour ça, je crois, que j’écris tant de versions. Je réécris jusqu’à trouver la bonne musique. Mes manuscrits sont toujours très longs. Et comme je suis impatient, que je ne veux pas donner l’impression de me complaire, je resserre, je coupe beaucoup, je publie au final des romans assez courts. Pour conclure, je dirais que les romans de Modiano, comme les miens, sont des déambulations intérieures, un questionnement des origines.

Alors arrive l’inévitable question : vous parlez de roman alors que la dimension autobiographique est si présente dans vos ouvrages. Où donc se niche la part de fiction ?

Bien évidemment, beaucoup de choses sont tirées de ma vie : la violence exercée sur ma mère, la séparation d’avec elle pendant de longs mois, la naissance d’une petite sœur qui lui est arrachée. Mais tout le récit que je construis à partir de là est fictif, et tous les personnages, à part celui de la grand-mère, sont inventés, que ce soit Novak le médecin, Betty Legrand, Rivka ou le lanceur de boomerang. Plus encore, la représentation que je me fais de cette jeune femme à dix-sept ans, c’est la mienne, je n’ai pas questionné ma mère, je n’ai pas enquêté. La déambulation en voiture depuis la Charente jusqu’à Nice est elle aussi une invention. Beaucoup de choses inventées donc, mais tellement vraies que j’ai fini par y croire !

Peut-on dire qu’au fil des différentes versions que vous évoquiez, ce qui se met en place est un éloignement de plus en plus accentué par rapport à la réalité et le développement de la part de fiction ?

Je ne dirai pas vraiment ça. Au début de l’écriture, j’étais très loin de mon sujet. Le grand photographe Robert Capa disait que quand une photo est mauvaise, c’est qu’on n’était pas assez près. Et moi, je n’étais jamais assez près. Donc ce n’est pas un mouvement vers plus de fiction, mais un mouvement d’entrée dans l’intimité de mon sujet ou plutôt dans une intimité, que je n’ai pas connue dans la réalité, avec le personnage de la mère. Alors je l’ai inventée. Par exemple, en ce qui concerne la scène de la séparation d’avec son bébé, ma mère ne me l’a jamais racontée. Mais je savais que l’Église vendait des bébés à des femmes stériles qui arrivaient sur les lieux de l’accouchement avec de faux ventres et repartaient avec le bébé d’une autre. C’est donc une vérité dont je m’empare pour écrire la scène, une scène que, par ailleurs, j’invente de toutes pièces.

Parlons un peu de ce chiffre, dix-sept, qui revient beaucoup dans votre vie et qui donne son titre au roman.

Oui, c’est un chiffre qui revient dans différents registres : c’est à dix-sept ans que je vais à Toulouse chercher mon vrai père, mon père biologique ; la sœur aînée de mon père, Ninette, se tue quand elle a dix-sept ans dans un accident de voiture, et mon père devient ainsi l’aîné de sa fratrie ; à La Rochelle, ville où j’ai le sentiment de naître vraiment quand nous nous y installons, les plaques minéralogiques portent le numéro dix-sept ; j’ai quatre filles et chaque fois que l’une d’entre elles a eu dix-sept ans, je les ai regardées autrement, je les ai regardées comme si elles étaient devenues mères, puisque c’est lorsque ma mère avait dix-sept ans que je suis né. 

Parlant du boomerang, qui revient toujours à son point de départ, vous écrivez, « ce boomerang, c’est moi ». Pourquoi cela ?

Les boomerangs m’ont toujours fasciné et avec eux, cette idée que le temps est une boucle et que la vie nous ramène toujours à un point de départ même si l’on part beaucoup et très loin. Pour moi, ce point de départ, c’est Nice, ville où je suis né et où j’ai vécu trois jours. Aussi loin que j’aie pu aller, je me sentais comme condamné à une sorte d’errance tant que je n’étais pas retourné à ce lieu d’où je viens. Pour se rapprocher de sa mère, mon narrateur ne va pas la retrouver, il va là où tout a commencé. C’est l’idée d’un éternel retour, d’un éternel recommencement de ce qui est difficile tant qu’on n’a pas soldé ce qui s’est passé pour nous de douloureux. 

Et pour vous, que s’agissait-il de solder ? Les blessures ? Les non-dits ?

Les livres sont souvent traduits d’une langue vers une autre. Mon sentiment est que tous mes livres sont traduits du silence. Ma vie est tissée de silences ou, au mieux, de mensonges. Et dans les silences se logent la peur, l’angoisse, la rancœur. Les silences qui ont jalonné ma vie ont donné naissance à des livres, à ces livres-là. Cela fait trente ans que j’écris la même chose, avec les mêmes personnages. Ma vie d’écrivain est un long rectificatif et mes romans sont des tentatives de s’affranchir de ce cocktail vénéneux qu’est le mélange de silences et de mensonges.

L’amnésie infantile, écrivez-vous, est une meurtrière. Pourtant nous sommes tous amnésiques de notre petite enfance, non ?

Oui, en effet, et cela ne porte pas à conséquence la plupart du temps, ou du moins lorsque la petite enfance s’est passée de façon normalement harmonieuse. Mais c’est quand il s’y est passé des choses difficiles dont on n’a pas la mémoire consciente que ça devient compliqué. Dans mon cas par exemple, j’ai été porteur d’un sentiment d’abandon qui m’a toujours accompagné, quand bien même j’ai accompli de très bonnes choses dans ma vie et bien que j’aie eu une vie heureuse. Ce sentiment n’avait donc aucune raison consciente et pourtant, j’ai longtemps été mal à l’aise partout, avec le sentiment de n’avoir pas de place, de n’être jamais accueilli. Et c’est de cela dont je parle. Cette amnésie est meurtrière quand elle nous désoriente et nous fait souffrir à notre insu, sans raison apparente.

La mémoire malade était déjà le sujet de l’un de vos romans, Korsakov.

Oui, le personnage principal souffre d’un syndrome d’oubli qu’il ne combat pas mais dont il devient complice. Il ne lutte pas contre sa maladie parce qu’il veut oublier son enfance qui a été trop douloureuse. Dans ce précédent roman comme dans le plus récent, le détour par la fiction m’a été nécessaire. Dans la fiction, les mots respirent davantage. On peut combattre ses démons par la fiction et le roman est là pour réparer, exprimer des sentiments enfouis, dire ce qu’on n’aurait pas pu dire autrement.



BIBLIOGRAPHIE  
Dix-sept ans d’Éric Fottorino, Gallimard, 2018, 268 p.
 
 
D.R.
« Robert Capa disait que quand une photo est mauvaise, c’est qu’on n’était pas assez près. » « Les silences qui ont jalonné ma vie ont donné naissance à des livres, à ces livres-là. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166