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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Najwa Barakat, écrire ou ne pas écrire
Après quinze ans d’interruption, Najwa Barakat revient à l’écriture avec Mister Noun, roman dont le protagoniste éponyme est un écrivain qui, lui aussi, a cessé d’écrire pendant le même nombre d’années.

Par Tarek Abi Samra
2019 - 09
Monsieur Noun (« noun » étant la lettre N en arabe) habite depuis longtemps une chambre d’hôtel et ne s’aventure jamais dans le monde extérieur. Miss Zahra, la femme de chambre, ayant su qu’il fut jadis romancier, le harcèle pour qu’il se remette à l’écriture. Afin de lui plaire, monsieur Noun surmonte sa répugnance pour tout ce qui est écrit et commence par tracer sur le papier des lettres, puis des syllabes, puis des mots sans nulle liaison entre eux… pour en arriver enfin, spontanément, à la rédaction d’un texte intelligible qui, en fait, est celui que nous, lecteurs, sommes en train de lire.

Dans son récit, monsieur Noun ne cesse d’alterner entre plusieurs périodes de sa vie, les confondant parfois, car sa perception du temps ainsi que celle de la réalité sont quelque peu déformées. L’on apprend progressivement que son enfance a été très malheureuse : non désiré par sa mère, méprisé et écrasé par son frère aîné, il n’a pu trouver aucun soutien véritable auprès d’un père aimant mais distant et qui, témoin de certaines horreurs de la guerre civile, a fini par se suicider devant son fils. Beaucoup plus tard, monsieur Noun sera atteint d’une addiction assez singulière : déambuler dans les quartiers pauvres de Bourj Hammoud et de Nabaa, provoquer certaines personnes et se faire tabasser, parfois presque à mort. À présent, cloîtré dans sa chambre d’hôtel, il essaie, grâce à l’écriture, de reprendre possession de sa vie.

Pourquoi avoir nommé votre héros monsieur Noun ? Le N tiendrait-il lieu de Najwa par exemple ?

Peut-être, on ne peut pas vraiment savoir. J’aime la lettre noun, je la trouve belle, et le lecteur peut y mettre ce qu’il veut. Monsieur Noun a toujours tendance à se rétrécir, à se faire tout petit : il ne possède ni nom ni prénom ; une seule lettre, ou une simple abréviation, lui suffit.

Pourquoi avez-vous, comme monsieur Noun, abandonné l’écriture romanesque durant quinze ans ? 

Nous nous ressemblons beaucoup sur ce point-là, monsieur Noun et moi. À travers ce personnage, j’ai essayé de parler de mon rapport à l’écriture, non pas d’une manière générale, mais tel que je l’ai vécu pendant une période précise de mon existence.
Avec Lughat el-sirr (La Langue du secret), j’ai considéré avoir clos une étape de mon projet romanesque, celle de l’exploration des thèmes de la violence et de la cruauté. J’ai écrit ce roman en 2003, donc bien avant le Printemps arabe et la période de ruine et de violence dans laquelle nous sommes entrés. J’avais alors le pressentiment que quelque chose allait exploser, quelque chose d’anormal, et qui était dissimulé sous une couche de vernis commençant à s’effriter. Ce n’était pas, de ma part, une lecture politique consciente, mais une sorte d’intuition. Le sujet de la violence sociétale camouflée m’a constamment attirée, et je l’avais également abordé dans deux autres romans : Bas al-awadem (Le Bus des gens bien, 1996) et Ya Salam (1999). 
Donc, une fois terminée la rédaction de La Langue du secret – que je tiens comme formant une trilogie avec ces deux romans précédents –, j’ai senti avoir épuisé ce thème de la violence qui m’avait beaucoup obsédée. Je me suis alors demandé : sur quoi travailler maintenant ? Et je me suis dit qu’il serait peut-être bon d’arrêter d’écrire. Je ne suis pas quelqu’un qui peut pondre régulièrement des livres, je n’appartiens pas à cette catégorie d’écrivains qui s’asseyent chaque matin à leur bureau et se forcent à écrire quatre heures par jour. Je maintiens un certain degré de liberté dans mon rapport à l’écriture, cela m’est nécessaire pour pouvoir continuer. Je me dis chaque jour que je peux m’arrêter. Cela n’aurait aucune conséquence sur le cours de monde. Je ne manquerai à personne. 

Comment vous êtes-vous remise à l’écriture ?

L’idée de ce roman m’est venue à l’esprit. En réalité, arrêter d’écrire n’était dû ni à une angoisse de la page blanche, ni à une décision proprement dite. Il s’agissait plutôt d’un état d’esprit auquel je me suis abandonnée, une sensation presque physique de sursaturation. Parfois, je ne pouvais presque plus lire, et durant une certaine période, j’ai cessé de lire de la littérature arabe contemporaine. J’ai éprouvé une sorte de nausée face à ce flot d’écriture médiocre qui a submergé le monde arabe. Des articles qui ne disent rien. Des romanciers devenus célèbres mais dans les livres desquels il n’y a aucune raison qui puisse justifier cette célébrité. Il y a bien sûr des écrivains consacrés qui continuent à produire des œuvres de qualité, mais même parmi ceux-là, tu peines parfois à croire que tel écrivain reconnu a pu écrire tel livre.
J’ai donc été atteinte d’une sorte d’anorexie langagière, mon organisme ne pouvait plus supporter les mots. Les articles de presse que j’écrivais pendant cette période ont commencé à se rétrécir, à se contracter au point que je me demandais parfois si j’étais encore capable d’écrire un roman. Ainsi, hormis ces articles, je n’écrivais plus rien, et à l’instar de monsieur Noun, j’ai éprouvé un sentiment de paix, comme si on m’avait nettoyé l’intérieur du cerveau.
C’est durant ces années que j’ai relu certains classiques qui m’avaient beaucoup marquée pendant ma jeunesse : Taha Hussein par exemple, ou certains passages de la Bible et du Coran. J’ai alors redécouvert la saveur des mots et des phrases comme quelqu’un qui redécouvre le goût de la nourriture. Et j’étais satisfaite. J’avais peut-être besoin de cette période de jeûne, d’hibernation, de convalescence. À présent, je suis contente de m’être remise à l’écriture, et j’ai envie de continuer.

Qu’est-ce qui attire monsieur Noun vers ces bas-fonds de Beyrouth que sont les quartiers de Bourj Hammoud et de Nabaa ? Et pourquoi cherche-t-il à se punir en provoquant des personnes pour qu’ils le tabassent ?

Dans ce roman, j’ai voulu montrer certains secteurs de Beyrouth que beaucoup de personnes ne connaissent pas. Dans nos déplacements quotidiens, nous passons souvent auprès de ces endroits mais nous n’y pénétrons pas réellement. C’est le cas de Bourj Hammoud et de Nabaa, qui forment la banlieue nord de la capitale. Ce sont des endroits qui abritent des groupes marginalisés : des victimes de génocides comme les Arméniens, des réfugiés comme les Palestiniens et les Syriens, des pauvres… Les laissés-pour-compte de la société, ceux qui sont rejetés par la ville, atterrissent là-bas. C’est également un réservoir de main-d’œuvre peu chère ; beaucoup des travailleurs domestiques que nous employons y vivent. Toutes les religions, confessions, nationalités et ethnies présentes sur le territoire libanais se retrouvent dans ces zones de misère : Palestiniens, Kurdes, Assyriens, Irakiens, Éthiopiens, Syriens, etc. Pour moi, c’est le lieu le plus intéressant du Liban, une sorte de condensé du pays, qui te brûle le doigt si tu le touches. Comment alors ne pas céder à la tentation d’écrire sur ces endroits ?
Quant à monsieur Noun, il sent qu’il a besoin de ces lieux. C’est là-bas qu’il rencontre les fantômes de son passé et de la guerre civile, et qu’il commence à mettre à l’épreuve sa capacité à endurer la douleur. Son histoire personnelle, le fait d’avoir été un enfant non désiré, d’être encore une personne non désirée, marginalisée, le pousse à s’identifier à ces laissés-pour-compte, à chercher à subir leur violence, à prendre le rôle de bouc émissaire. Il a spécifiquement choisi ces personnes car il sait qu’elles ont subi différentes formes de violences excessives. 
Dans mes romans précédents, je m’étais intéressée à des personnages qui exercent la violence, et non qui la subissent. Je me rends compte maintenant que je n’ai peut-être pas fini du thème de la violence. Ça m’est arrivé spontanément : je n’avais pas décidé à l’avance que monsieur Noun irait se faire tabasser dans ces quartiers. 

À plusieurs reprises, Monsieur Noun rencontre dans le monde réel un personnage de l’un de ses romans : Lokman, un ancien milicien. Mais ce dernier est également un personnage de votre roman Ya Salam. Pourquoi l’avoir fait revenir ?

J’ai fait revenir Lokman parce qu’il existe toujours, parce que je le vois encore. Lorsque je me suis mise à écrire sur Beyrouth, je l’ai rencontré à nouveau, malgré moi. J’ai découvert que ce milicien n’était pas mort, bien que je l’aie tué dans Ya Salam. C’est la même découverte que fait monsieur Noun. 
Lokman est une sorte de métaphore : ce sont toujours les seigneurs de la guerre qui nous gouvernent. Personne n’a été puni ; les assassins, les meurtriers vivent parmi nous. Ainsi, monsieur Noun s’adressant à Lokman lui dit : vous êtes nombreux. C’est une situation qui peut rendre fou.



BIBLIOGRAPHIE 
Mister Noun de Najwa Barakat, Dar al-Adab, 2019, 256 p.
 
 
D.R.
« J’ai été atteinte d’une sorte d’anorexie langagière, mon organisme ne pouvait plus supporter les mots. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166