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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Beyrouth, ville nue


Par Dominique Eddé
2019 - 12
Vu de près, de loin, de haut, de front – avec et sans ciel, avec et sans mer – tantôt sorti du paysage, tantôt au pied des montagnes, le Beyrouth de Ieva Saudargaité a ceci de rare qu’il réunit ce qui désunit nos mémoires. Il nous donne à voir, d’un même mouvement, une séquence après l’autre, la violence, la laideur, la pauvreté, l’arrogance, la vulgarité, la cassure et le charme, l’incroyable charme qui survit au chaos de cette ville; qui, partiellement, en découle. Ce tour de force tient sans doute au fait que le regard de cette femme, architecte de formation, ne prend pas possession de la ville. Elle l’approche avec un mélange de calme et de précision qui lui cède toute la place. Ni embellie, ni enlaidie. Telle qu’elle est, mais aussi telle qu’on la ressent confusément sans parvenir, faute de recul, à se la figurer toute entière. Toute nue, indestructible et cassée, conquérante, malade, à fleur de peau. Avec dans chaque image un entassement de vie d’autant plus dense et troublant qu’il ne s’y trouve pas un seul être humain. À longtemps regarder ces images grandioses et misérables d’une ville cent fois démolie, livrée à la mégalomanie et au béton, n’importe comment, aveuglément, avec par ci par là des restes d’hier qui remue dans les plaies, on mesure, comme un pouls, le fragile battement du passé dans les veines du présent. Ce n’est sans doute pas un hasard si le vocabulaire qui me vient, à propos de ces photos, est physique, médical, au plus près du corps. Dans ce travail, la photographe a dégagé le squelette, la carcasse, les entrailles de Beyrouth. Elle a écrit quelque chose dont chaque phrase – chaque image – n’est pas inoubliable isolément, mais dont le tout est implacable. Nécessaire. Que nous ayons vécu dans cette ville ou pas, que nous l’aimions ou que nous la détestions, ces photographies nous donnent les moyens de nos sentiments, de notre dégoût, de notre attachement, de nos passions. Elles nous donnent à imaginer simultanément ce qui s’est passé et ce qui se passe derrière cette foule de murs en verres, en aluminium, en béton, flambants neufs et en loques, parfois flanqués d’arcades, avec tout ce que le mot « parfois » recouvre ici de rareté, de perte sèche. Si abîmée soit-elle, la relation de la ville à la nature, à ses arbres, à ses verts, est constamment préservée. Il en résulte un double rappel : celui d’un temps révolu et celui de la magique proximité de la montagne et de la mer que l’on a tendance à oublier pour peu que l’on se trouve coincé dans une rue jonchée d’ordures et de voitures. Il y a dans cet ouvrage un sens de l’ambivalence qui est aussi une forme de respect. D’où la compatibilité, en en tournant les pages, de la tendresse, de la révolte, du désarroi et de l’impossible adieu.

J’ai eu la chance, il y a presque trente ans, en 1991, de voir six grands photographes à l’œuvre dans le centre-ville en ruines de Beyrouth. Aussi différentes que possible les unes des autres, leurs visions m’ont donné à presque toucher du doigt, ce qu’il y a d’unique dans la rencontre d’un œil et d’une chose ; à prendre la mesure, ainsi que dans toute création, du pouvoir de transformation du dehors par la réalité intérieure. Et à éprouver, grâce à l’addition de leurs génies et de leurs différences, le caractère irréductible, voire hypnotique, d’un lieu quel qu’il soit.

Le principal objectif de cette mission photographique fut atteint, à mes yeux, lorsque la même scène, la même place, la même fenêtre se mirent à vivre, côte à côte, des existences incomparables. La ville démolie se rendait à la puissance d’un regard et signifiait à tous leur impuissance à en venir à bout. Chaque interprétation ouvrait sur la possibilité d’une autre. Selon qu’elle nous était racontée par Koudelka ou Frank, Elkoury ou Basilico, Depardon ou Burri, la ville changeait de décor, de mise en scène. Son mystère était sauf.

La vision que nous propose ici Ieva Saudargaité est assez fidèle à la réalité pour tenir lieu de document et assez inventive pour fabriquer de l’âme avec des murs de fenêtres, pour extirper de la beauté à une fourrière. Il n’y a rien à faire : quels que soient l'heure, le jour, ou l'année, le mal de Beyrouth est un mal incurable qui signifie simultanément que tout est bouché et que l’horizon est à la porte. Cette chose-là est inqualifiable, les Libanais l'ont dans la peau, chacun chacune peut lui donner un nom.

 
 

Beyrouth ville nue, photographies de Ieva Saudargaité, textes de Dominique Eddé, Jad Tabet, Alexandre Medawar, L’Orient des Livres/Medawar éditions, 2019, 24 x 30 cm, couleur, 176 p.
 
 
© Ieva Saudargaité Douaihi / Beyrouth ville nue
 
2020-04 / NUMÉRO 166