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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Beaux-Arts
Chillida


Par Vénus KHOURY-GHATA
2011 - 10
La pierre, le bois, le fer, les vrais compagnons de sa vie. Taillée, épurée, délestée du superflu, la pierre s’étirait, se refermait, devenait habitacle, demeure, gîte. Chauffé à blanc, le fer s’ébrouait, se contorsionnait, s’élevait en l’air, se transformait en faucille, cimeterre, oiseau qui balafre l’espace de ses ailles acérées. Tailleur de pierres, forgeron, menuisier, l’un des plus grands artistes du XXe siècle avait la modestie de l’artisan face à la manière qu’il déviait de sa fonction d’origine contrairement au premier habitant de la planète soucieux de faire de l’utile. Équarisseur de pierres, étireur de fer, burineur du bois, l’homme silencieux emmené par Aimé Maeght dans ma maison de l’Estérel, été 80, laissait parler sa femme, ses cinq enfants, son regard allant d’un toit à l’autre des maisons troglodytes construites par l’architecte Couelle sur une anse de la Méditerranée. Il leur manquait la pierre, le fer, disait son regard, et surtout le bois, son matériau de travail à l’époque, le bois qu’il allégeait, faisait scintiller, auquel il redonnait l’âme de l’arbre, si bien que de retour dans son atelier après plusieurs jours d’absence, il trouva un hibou mort lové dans sa dernière sculpture. L’oiseau avait retrouvé son habitacle. Histoire authentique racontée à Claude Estéban dans son magnifique livre Chillida publié par la fondation Maeght en 1971. Du sculpteur, je ne connaissais que quelques gravures à l’époque, sorte de lettres de pierre qualifiées par moi de premiers balbutiements de l’alphabet. Les lignes horizontales et verticales exprimaient des sons. Les courbes facilitaient l’emboîtement, l’interpénétration de ces lettres entre elles. Écriture du premier homme qui tenta d’inscrire sa pensée dans la matière, la simplicité des lignes reflétant la simplicité de la pensée. Armé de son burin, Chillida creusait à la recherche des sons enfouis dans la pierre, le bruit de son outil qui grattait, effritait, écho de ces sons qui mis bout à bout devenaient langage, NU parce que réduit à l’essentiel. Chillida, un patrimoine gravé dans la pierre, le fer, le bois, dans le cuivre soumis à l’acide. Les tracés charbonneux délimitent les frontières entre deux couleurs. Pas de glissements. Le blanc vrille rarement le noir, l’éclair balafrant un ciel de bitume est de passage. Blanc et noir, l’endroit et l’envers, se referment sur eux-mêmes dans une sorte de méditation. Aussi intravertis que ses demeures, grottes, bunkers, gîtes habités par le vide, le silence seul gardien des lieux. Austérité, économie de la matière. Pas la moindre joliesse ou effet théâtral, mais une recherche constante de l’équilibre entre les formes, entre la sculpture et son ombre sur le sol, entre l’homme absent et son ombre sur la planète?: l’œuvre de Chillida?: cohabitation muette entre le vertical et l’horizontal, les deux constantes de l’artiste. Dans la série «?les Euzkedos?» dédiée à sa patrie ensanglantée, on retrouve les mêmes tracés épaissis, d’un noir tragique. Chillida l’homme sombre sur ma terrasse de Port la Galère, été 80, contraste saisissant avec le si solaire Aimé Maeght, chef d’une tribu de créateurs, les plus grands du XXe siècle. Miro, Taplès, Calder, RiopelIe, pour ne citer qu’eux, étaient chez eux à la fondation, avec femme et enfants, chacun disposant d’un atelier. Dialogue ente des formes muettes, tout est suggéré, intériorisé, l’état brut voulu, assumé pour être le plus près de la pensée. «?Être la pensée?», dit encore Estéban qui qualifie Chillida de bâtisseur de l’invisible. Épuisées les limites du fer et du bois, Chillida retourna les dernières années de sa vie à la pierre, creusant dans sa pesanteur nocturne, avec l’impression de bâtir une maison pour le premier homme de la planète, imitant ses gestes, ébloui par ce qui sortait de ses mains. Une œuvre reliée au parcours de l’humanité depuis l’âge de pierre jusqu’à l’âge de fer, pourtant d’une étonnante modernité.


Exposition Eduardo Chillida, Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence, du 26 juin au 13 novembre 2011.
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166