FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Portrait
Peter Handke, Nobel insaisissable
L’attribution du prix de littérature 2019 à l’écrivain autrichien consacre un auteur protéiforme à l’œuvre foisonnante.

Par Lucie Geffroy
2019 - 12

Incrédule. « Ist es wahr ? » « Est-ce que c’est vrai ? », s’est exclamé Peter Handke en apprenant le 10 octobre dernier qu’il venait d’être désigné prix Nobel de littérature. Ce jour-là, après une année de suspension à la suite des accusations de viol, de harcèlement et de conflits d’intérêt ayant éclaboussé des membres de l’Académie suédoise, deux prix Nobel ont été annoncés. L’un pour 2019, l’autre pour 2018, attribué à la Polonaise Olga Tokarczuk. « Après toutes les querelles (...) j’ai été étonné. Ce genre de décision, c’est très courageux de la part de l’Académie suédoise », dira un peu plus tard l’écrivain autrichien face aux journalistes, devant sa maison de Chaville, non loin de Paris, où il vit depuis les années 1990. Des « querelles » ? Disons plutôt près de trois décennies d’opprobre dont il est l’objet dans le monde occidental.

Ce que l’opinion ne pardonne pas à Peter Handke ce sont ses prises de positions pro-serbes pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine (1992-1995). Quelques années plus tard, il fut encore un des rares intellectuels européens à condamner les frappes de l’OTAN sur la République serbe. En 2006, un nouveau scandale achève d’en faire, pour ses détracteurs, un « ennemi de son époque » : l’Autrichien se rend à l’enterrement de Slobodan Milosevic, ancien président de la Serbie et de la République fédérale de Yougoslavie, accusé de crimes de guerre, de génocide et de crimes contre l’humanité. Il devient un écrivain infréquentable. Une de ses pièces est même déprogrammée de la Comédie française à Paris. Depuis, il ne donne que de rares entretiens à la presse.

2019. On aurait pu croire le malaise passé. Non. Sitôt reçu, son ticket de sortie du purgatoire délivré par l’académie suédoise est déchiré. Des voix d’écrivains, de personnes publiques, d’institutions dont celle de l’association Pen America s’élèvent contre ce prix « de la honte ». Le bruit et la fureur enflent en polémiques jusqu’à évacuer ce débat qui dépasse largement le seul cas du nouveau prix Nobel : peut-on distinguer l’œuvre de son auteur ? La question ne sera pas tranchée ici. Les lecteurs de l’écrivain quant à eux n’en ont cure. Ils savent le privilège qu’ils ont de fréquenter sa prose.

L’œuvre de Handke, ce sont d’abord des titres de livres à l’étrange beauté : La chevauchée sur le lac de Constance, La Courte Lettre pour un long adieu, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Mon Année dans la baie de personne, etc. C’est surtout une production foisonnante et d’une grande diversité. Peter Handke s’est emparé de toutes les formes d’écriture : romans, contes, pièces de théâtre, carnets, essais, récits autobiographiques et scénarios dont celui Des ailes du désir réalisé par Wim Wenders. ll est aussi traducteur d’Eschyle, de Shakespeare, de René Char, de Francis Ponge ou encore de Patrick Modiano. Au fil de plus de quatre-vingt titres, il a reçu toutes les distinctions littéraires et a fini par bâtir une œuvre qui fait de lui l’un des écrivains contemporains de langue allemande le plus important dans le monde.

L’Autrichien a commencé à écrire très tôt, dès le début des années 1960 ; il avait à peine vingt ans et déjà usé ses yeux sur les pages de Georges Bernanos, William Faulkner ou Claude Simon lors de ses longues soirées à l’internat d’un lycée catholique en Allemagne. Influencé par le Nouveau roman, notamment par Alain Robbe-Grillet et la contre-culture, il a d’emblée tenté de s’affranchir des normes littéraires, au premier rang desquelles celles du récit. « Une épopée faite de haïkus mais qu’on ne remarquerait nullement en tant qu’objets isolés, sans action, sans intrigue, sans drame, et qui pourtant raconterait : c’est ce que j’entrevois comme le but suprême », dit-il un jour, en 1982. Ses thèmes : l’incommunicabilité entre les êtres, la banalité poétique du quotidien, le langage, le malaise, l'enfance, la recherche de la joie aussi et la contemplation. La décennie 70 l’impose comme un auteur majeur avec le succès de L’Angoisse du gardien de but devant le penalty (1970) du Malheur indifférent (1971) – chef-d'œuvre bouleversant de clairvoyance, sur le suicide de sa mère à l’âge de 51 ans.

L’homme du dehors
De beaucoup de ses romans, on pourrait dire qu’ils sont écrits avec les semelles autant qu’avec la main. La marche solitaire auquel Peter Handke s'adonne est une méthode sinon un absolu pour « aboutir à un vide fécond et créateur » comme le note l’écrivain français Pierre Assouline. Il part, il erre, en Europe centrale, en Andalousie, aux États-Unis, en Alaska, en Yougoslavie, en Slovénie, dans les forêts, dans le brouillard, le long des rivières, par les vallées, les voies de chemin de fer... Il en ressort une écriture presque physique. « Sa prose a le rythme d’une promenade à pied. On avance, on regarde, on s’arrête, on repart », remarque son ami Bernard Morlino.

Cristalline, sa langue est aussi étroitement liée à la capacité à voir. « Tout comme Kafka, son allemand est clair et sans ambiguïtés, explique son ami et l’un de ses principaux traducteurs Georges-Arthur Goldschmidt. Il donne à percevoir les choses ou les faits dans leur apparition même, comme s’ils n’avaient encore jamais été racontés. L’œuvre de Peter Handke est une sorte de regard circulaire qui capte l’essence des choses. » Au point qu’on parle à son sujet de « l’écriture d’un regard », selon la formule d’Arlette Camion, spécialiste de la littérature autrichienne. Un regard en quête d’authenticité ou de ce que l'écrivain nomme lui-même la « sensation vraie », débarrassé des affres inhérentes au monde contemporain.

Il y a plusieurs Handke, mais au moins deux se distinguent en particulier : celui des années 70 et 80, le plus connu en France, à l’écriture sèche composée de phrases courtes, comme on peut la lire dans La Femme gauchère (1978) ; et celui qui se révèle avec Mon année dans la baie de personne (1994) qui marque un tournant vers un registre beaucoup plus épique. Les phrases s’allongent, prennent de l’ampleur. Lui-même dira alors vouloir se rapprocher du « souffle des épopées médiévales ». La Nuit Morave (2008) s’inscrit dans ce geste. « C’est pour moi l’un de ses plus grands chefs-d’œuvre, estime un autre de ses traducteurs, Olivier Le Lay. C’est le livre qui m’a le plus “obligé” au bon sens du terme : c’est dans ce texte que se rencontrent à leur point d’incandescence, la justesse de son regard et l’extrême musicalité de sa langue. »

« J’étais le fils de pauvres gens », écrit-il dans Le Malheur indifférent. Handke est un enfant de la guerre. Il est né 1942, de père inconnu, soldat allemand et d’une mère cuisinière slovène, à Griffen en Carinthie, au sud de l’Autriche, région où la minorité slovène fut longtemps opprimée. Il est élevé par un beau-père, haï, buveur et violent. Une famille « tragique », selon ses mots, mais qui est au fondement de son œuvre. Marqué au plus profond par son ascendance slave, il dira : « Sans la sonorité des litanies slovènes, je ne serais jamais devenu écrivain. » Sans le désespoir non plus, sans doute, ni une honte, primordiale, qu’il fallait forcément sublimer. C’est ce qu’il semble suggérer dans un long et rare entretien qu’il accorda en 2011 à France Culture. « Je me suis délivré de la perdition et du malheur, par la nature, par la lecture et par le regard. » Personnalité paradoxale, sûre de son talent et empreinte d’un doute vertigineux, il dit encore : « Je me sens profondément illégal comme écrivain. Quand j’écris, j’ai la sensation d’être un hors-la-loi mais je continue, je pousse (...) et je suis fier. Ce n’est pas normal d’écrire. C’est un acte inouï d’écrire. Tout le monde fait comme si c’était normal mais ça ne l’est pas. »

 
 
D.R.
«  Ce n’est pas normal d’écrire. C’est un acte inouï d’écrire. Tout le monde fait comme si c’était normal mais ça ne l’est pas. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166