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Quatre saisons derrière une muraille ocre


Par Fifi Abou Dib
2015 - 01
Tout artiste, peintre, musicien, écrivain est un jour ou l’autre tenté de tremper sa plume « dans l’encre noire de la lagune ». Venise, tour à tour lumineuse et glauque, entre luxe et pourriture, centre du monde et dans la marge, vivant au rythme parfois imprévisible de l’aqua alta, religieuse et païenne, vivante et morte, ville vanité où plus qu’ailleurs on prend conscience de la brièveté de la vie, a été une telle source d’inspiration qu’il est difficile de s’en approcher sans tomber dans le poncif. 

Journaliste au Figaro littéraire, Thierry Clermont nous en livre pourtant un des « récits » les plus fascinants de la rentrée littéraire 2014. Son secret est d’avoir pris le cliché de Venise par la bande, relevant avec beaucoup d’élégance le défi d’emmener son lecteur sur un territoire peu connu.

S’il est un lieu plus sérénissime encore que l’ancienne Sérénissime, c’est bien cette île cimetière, cette nécropole flottante dont la construction a été ordonnée en 1807 par Napoléon Bonaparte sur le domaine d’un couvent bénédictin. Par souci « d’hygiène », l’empereur français, récemment couronné roi d’Italie, a en effet voulu que tous les cimetières de Venise soient déplacés sur l’île de San Michele. Peu visité par les touristes, ce lieu de silence et de jardins, enclos derrière une longue muraille dont la couleur selon les saisons varie du jaune au rose en passant par toutes les nuances de l’ocre, est quadrillé par quartiers, comme un reflet, un calque, un double léger de la ville des vivants. On y trouve une section orthodoxe où sont enterrés d’illustres artistes russes (le Rec. Greco), une section évangélique (le Rec. Evangelico) où gisent côte à côte des célébrités américaines, une section militaire et d’autres. 

 « San Michele », y a t-il plus sobre que ce titre ? Le lieu se confond avec le récit tout comme les morts se confondent avec le paysage, la pierre et la végétation de l’île. Quatre saisons durant, le narrateur vit une histoire d’amour compliquée avec Flore, figure nervalienne, fantasque et presque fantastique, qui l’entraîne dans ses délires et ses obsessions funèbres. Car Flore est bouleversée par les destins des gisants de la nécropole. Elle a comme une préscience de leur vécu, de leur souffrance qu’elle vit intensément, dans sa propre chair comme pour les en soulager. Le narrateur ne fait pas mystère du destin même de Flore, mais Clermont contourne la facilité de clore son récit sur la mort de cette étrange amante. Déployé sur quatre saisons, de l’été au printemps, cet ouvrage est composé comme une flânerie poétique entre les sépultures. Avec une érudition délicate, sur le mode d’une confidence amicale malgré six pages de bibliographie, l’auteur profite de l’alignement aléatoire des tombeaux pour raconter à chaque arrêt l’histoire de leurs occupants. Par-delà la liaison du narrateur et de Flore, s’invitent dans son récit Stravinsky, Diaghilev, Ezra Pound, Joseph Brodsky, Wagner, D’Annunzio, Luigi Nono, Zoran Music, de jeunes soldats, des enfants mort-nés, une princesse russe suicidée par amour. Autour de ces morts illustres, il livre des anecdotes sur Casanova, Chateaubriand ou Henry James et en profite pour montrer la vision anglo-saxonne de Venise. Il ressuscite le décorum fascinant des obsèques traditionnelles et grandioses de la Lagune, avec ses gondoles ornées en proue du lion d’argent de Saint Marc, la tête cachée dans les ailes en signe de deuil. La mélancolie qui se dégage de ce récit raconté mezza voce est d’une douceur irrésistible.
 

 
 
D.R.
Le lieu se confond avec le récit tout comme les morts se confondent avec le paysage
 
BIBLIOGRAPHIE
San Michele de Thierry Clermont, Seuil, 2014, 220 p.
 
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