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Réédition
De Bint Jbeil à Bint Jbeil Michigan : visite à nos cousins d’Amérique


Par Jabbour DOUAIHY
2006 - 09


La récente réédition du récit de voyage, Bint Jbeil Michigan d’Ahmad Beydoun (paru en 1989), coïncide avec un nouvel épisode (rien moins que la dernière guerre qui s’est sauvagement abattue sur la capitale du Djebel Amil et qui a fait dire à une journaliste de L’Orient-Le Jour en date du 28 août 2006 : « Il faut faire un effort devant les amoncellements de pierres et de gravats pour tenter de se rappeler ce qu’était Bint Jbeil, il y a deux mois », qui vient confirmer, encore une fois, la réflexion amère qui clôt le chapitre final, celui du retour, intitulé Aéroport 2 : « Je me suis rappelé ma peur (...) le jour où j’ai lu que des villages avaient disparu de la carte pendant la Première Guerre mondiale pour cause de famine et d’émigration. Le nombre d’habitants n’avait pas diminué de mille à cent, mais c’est le village entier qui a cessé d’exister. Durant la guerre actuelle (celle de l’invasion israélienne de 1982 et ses suites), des villages et des quartiers urbains ont été détruits, mais cette peur est timorée par l’espoir que portent leurs habitants de les faire renaître... Le souvenir de cette peur m’est revenu parce que Bint Jbeil-Liban se réduit vite, alors que le Bint Jbeil-Michigan prospère aussi vite. »

L’historien universitaire libanais rentrait d’une (deuxième) visite à la petite « diaspora » de sa ville natale qui s’était regroupée, au fil des ans, dans la ville américaine de Deerborne, où elle a ses lieux de réunion et de prière, son circuit social et culturel et même son cimetière. Le phénomène n’a rien de particulier, les émigrés libanais (après les Italiens, les Grecs et toutes les nations d’Asie du Sud-Est) se cooptent depuis toujours dans leur exil et reconstituent outre-Atlantique (ou même aux confins de l’Océanie) des milieux presque homogènes, des quartiers où certains n’ont même pas besoin d’apprendre la langue du pays d’accueil pour survivre. Mais l’approche de Beydoun est fraîche, originale. On y voit défiler une galerie de portraits, ceux des expatriés hommes et femmes nostalgiques de leur terre natale ou engagés dans les valeurs du « nouveau monde » (Abou Rachid l’abaday haut en couleurs ; l’agha, fier d’avoir reçu une lettre de Ronald Reagan pour son 105e anniversaire ; la sœur « américanisée »...), une relation du quotidien américain de ces Sudistes (les femmes et le « window shopping », les hommes embarqués dans le rythme du travail et ceux qui s’ingénient à l’éviter, le nouveau rituel de la mort....) ainsi que quelques moments forts du séjour de l’auteur (notamment l’inoubliable « conférence » donnée par l’auteur devant des compatriotes qui, faute d’en comprendre les nuances, sont quand même bercés dans une sorte de tarab par cette maîtrise, devenue rare pour eux, de leur langue maternelle, ou une soirée de noces, mélange de petites traditions et de comportements « acquis »...).
L’historien anthropologue semble ainsi se « divertir » dans un « genre mineur », où les observations, les anecdotes et les petites intimités familiales lui fournissent matière à une réflexion plus profonde. Beydoun ne peut s’empêcher, au détour d’une phrase, de se rappeler Claude Levi-Strauss (celui peut-être des Tristes tropiques dans la collection Terres humaines chez Plon où parut aussi et dans le même genre Immigrés dans l’autre Amérique du P. Sélim Abou). Mais les considérations générales cèdent la place aux menus détails, aux anecdotes colorées, pour aborder l’essentiel des problèmes que rencontrent ces Libanais du Sud au pays de l’oncle Sam. À commencer par l’incontournable question de l’intégration vécue comme un déchirement : « L’Amérique nous prend nos enfants, dit la cousine, notre pays nous chasse et nous vendons nos enfants à l’Amérique contre une maison, une voiture et un salaire... », puis celle de l’identité religieuse mal gérée par les « institutions » islamiques concurrentes qui, à force de rigorisme, éloignent la nouvelle génération de la pratique religieuse (les choses ont probablement changé depuis avec la « montée des intégrismes » au tournant du siècle.) Une phrase qui revient souvent dans les conversations : « N’oubliez pas que nous sommes en Amérique », illustre la lente émergence d’une forme de citoyenneté américaine où peut s’affirmer, dans la conscience de ces villageois du Liban-Sud, l’égalité entre les sexes, la justice sociale et le règne de la loi... Un ouvrage à déguster d’un trait en arborant sur le visage la « taqsama » ou ce rictus de plaisir retenu qui rappelle à l’émigré de Bint Jbeil « le visage de sa jeunesse et de son corps »...
 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Bint Jbeil Michigan de Ahmad Beydoun, Dar an-Nahar, 250p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166