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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Oliver Rohe
2017 - 10
Ils peuplent les espaces que nous désertons, les espaces communs, encore soustraits à l’empire de la propriété privée. Ils sont assis seuls ou en bande sous les ponts, dans la pénombre chaude, dans le vacarme, ils se déplacent par deux ou trois le long des grandes routes ou sur les trottoirs que nous abandonnons aux heures de midi, en plein cagnard, ils entourent les structures et les chaussées en travaux, se dirigent en nombre au crépuscule vers les marges les plus pauvres de Beyrouth où, la nuit, ils se confinent ou sont confinées. 

Si flâner est une appropriation désinvolte, passagère, de l’espace et du temps urbains, ces hommes-là ne flânent pas. La ville n’est pour eux qu’une voie d’accès pratique, un modeste répertoire de trajets connus, pas une vaste zone de rêverie et de déambulation, de fugues et d’accidents heureux. Ils vont mais ne se laissent jamais aller. À aucun moment ils ne peuvent s’autoriser une pause pour détailler une architecture, s’étonner d’une odeur, lécher une vitrine, engager une conversation, toutes choses qui demandent à se sentir déjà un peu chez soi. Eux marchent seulement. Ils marchent droit devant, plus vite que nous tous, plus vite que les riverains, que les commerçants, les clients et les employés de bureau, ils marchent sans s’épuiser ni se décourager, en direction du tas, du champ, des abattoirs où ils s’acquitteront d’une besogne dont nous autres Libanais, parfois, ne voulons plus, que le Capital en tout cas, dans sa quête existentielle du profit, préfèrera leur confier plutôt qu’aux ouvriers nationaux qu’il estimera toujours trop chers.

Ces travailleurs syriens venus à Beyrouth à cause de la guerre ou même de plus loin sont si omniprésents dans notre paysage quotidien que nous ne les remarquons plus. Nous les traversons. Quand il nous arrive dans un accès de curiosité ennuyée, prisonniers d’un embouteillage, de distinguer l’un d’entre eux au hasard, l’image qu’il suscite alors en nous est celle, insoutenable, du corps assujetti à mort, conçu pour le labeur ou pour l’attente du labeur, dont notre imagination refuse qu’il puisse servir d’autres nécessités, d’autres élans. La vision chassée enfin de notre regard, nous renvoyons l’élu provisoire à son invisibilité originaire, parmi la masse spectrale des travailleurs syriens. L’Histoire, comme toujours, s’écrira plus tard sans eux, elle s’écrira à leur détriment. Elle retiendra de leur séjour qu’ils furent tous, en bloc, un poids pour leurs hôtes – nul ne peut contester que le pays supporta en effet plus que l’Europe entière –, une menace constante pour leur démographie, leur sécurité, leur économie. Le précédent Palestinien sera grossièrement invoqué. Il sera même dit que les mesures vexatoires, les ratonnades et les couvre-feux dont ils furent spécifiquement l’objet, en tant que Syriens, se justifiaient par les crimes que certains d’entre eux commirent. Ensuite elle voudra les oublier. 

Il me plaît à penser que le temps ne parviendra sans doute pas à dissiper le souvenir de ces milliers d’hommes dont l’Histoire fait si peu de cas. Ils se vengeront d’elle depuis leur malheur, par la trace qui sera conservée de leur exil en pays libanais. Ils n’auront besoin ni d’historiens critiques, ni d’archéologues, ni de poètes pour rappeler leur existence aux époques futures. La justice immanente n’aura pas à intervenir pour les réhabiliter. Puisque nous les voulions disséminés sur tous nos chantiers, oeuvrant sans relâche à nos constructions, collaborant à ce que nous prenons sans doute pour une renaissance, quelque chose de la tragédie syrienne, de l’exode syrien, du labeur syrien passera immanquablement dans chacun des gratte-ciel, des centres commerciaux, des palaces et des résidences luxueuses que Beyrouth s’enorgueillit d’élever dans sa stupide furie immobilière. La mémoire de leurs corps assujettis est partout dans les fondations, les façades et les volumes que nous occupons. Ils sont dans la pierre. Nous sommes les monuments de leur passage.
 
 
© C. Helie / Gallimard
« La mémoire de leurs corps assujettis est partout dans les fondations, les façades et les volumes que nous occupons. Ils sont dans la pierre. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166