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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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De la nation libanaise


Par Julien Théron
2019 - 12
uelle est donc cette nation?? De quel airain formidable est-elle forge?? Quelle est la source qui lui permet de se dresser, haut et droit, pour affirmer la souverainet du peuple et la lgitimit de lide nationale?? Do vient cette incroyable unit transcommunautaire??

Ce qui maintiendrait ce peuple ensemble, a-t-on entendu, cest le territoire. Mais celui-ci, prement disput, convoit, perdu puis reconquis, ne peut-il vraiment tre quun patchwork de baronnies, cousu par les intrts entrelacs de chaque zam??

Ce qui maintiendrait ce peuple ensemble, a-t-on encore entendu, cest lhistoire. Mais sagit-il du pass mythifi de la Phnicie, des conqutes scrasant les unes contre les autres en autant de strates?? De la chape ottomane ou des clivages encourags par la domination mandataire?? Ou bien de la rvolte de 1957, de la crise de 1958, de la guerre de 1975, ou alors de la ?rconciliation? de 1989??

Ce qui maintiendrait ce peuple ensemble, a-t-on enfin entendu, cest justement la juxtaposition des communauts. Mais comment cette contrainte antipolitique quest la sgrgation identitaire peut-elle tre un facteur dunit?? Par quel mirage, par quel prodige, par quelle pirouette smantique??

Du Liban et dailleurs, a souvent t dnie la notion mme de nation aux Libanais?! Elle ne pouvait pas exister, paraissait-il?: territoire trop rcemment constitu, incongrment spar de la Grande Syrie par les Europens Elle ne pouvait tre que cet objet de lhistoire, ballott entre occident et orient, entre Sykes et Picot, entre Tel Aviv et Damas, entre un royaume wahhabite et une Rpublique islamique. Cette multitude communautaire, ontologiquement inconciliable et donc sociologiquement irrconciliable, naurait t quune foule, un tumulte, un dsordre, un dsaccord. Tout, sauf une nation.

Victor Hugo expliquait que ?le ciment des nations, c'est une pense commune?. Ni un territoire, ni lhistoire, ni une juxtaposition, donc, mais une pense. Or, une pense ne peut tre une peur, ni une dfiance. Cest une construction idelle, un rcit commun, un ?esprit gnral?, disait Montesquieu. Au cur de cette pense se rassemblent les individus, qui peuvent alors tre pleinement citoyens et sen revendiquer, autour dun projet politique auquel ltat doit sappliquer le plus fidlement possible sil veut tre lgitime.

Dans le sens dHugo, mais aussi dans celui dArendt ou de Sartre, ce projet est une construction volontaire, portant la plus grande des consquences, savoir ddifier en commun les liberts de chacun, dans un seul et mme corps politique. La nation nest donc pas ici un hritage identitaire, quil soit ethnique ou religieux, ni lagrgation de dynasties politiques, ni mme un ?tant? lgal constitu par une citoyennet qui serait automatique, ou dont la transmission serait linverse interdite.

Hugo va plus loin. Il y a l quatre lments essentiels?: la dimension rflexive du projet politique, la force de la volont, une construction dynamique, ainsi que la cohsion de lensemble national.

Depuis un mois, lducation intellectuelle bat son plein, que ce soit le suivi appliqu des vnements et des discours, par le don douvrages politiques ou encore dans les speakers' corners improviss entre le monument la gloire des martyrs de 1916 et la statue du pre Solh. Consciente, duque, spirituelle, cosmopolite, la nation libanaise avance ses ides avec confiance, et entend bien les appliquer.

Jour aprs jour, se relayent les citoyens, vigilants, afin dempcher les quelques timides tentatives de contrecarrer ce qui est dsormais invitable. La manipulation des peurs, lopprobre et lesprit de dissension peuvent certes engendrer le conflit. Nanmoins, celui-ci nmerge pas den de, mais bien par-dessus de l, prcisment, o il y a un intrt rduire cette volont collective. Mais il est trop tard pour cela, le pathos complotiste et belliciste ne dupe plus personne.

En effet, la volont dunion est un ferment national, qui casse largumentaire fallacieux et manipulateur dune impossibilit, profondment dterministe et essentialiste. Et cest en arabe, naturellement, que cette rvolution de la nation libanaise se construit, dans les mots, dans les chants et dans les curs car, comme continuait Hugo, ?(d)es peuples ne peuvent adhrer entre eux s'ils n'ont une mme langue dont les mots circulent comme la monnaie de l'esprit de tous possde tour tour par chacun?.

Enfin, les Libanais se runissent et agissent ensemble. Pour la premire fois depuis Taf, toutes les communauts changent, dfilent, scandent, chantent et dansent en un seul corps, manifestant ainsi une unit quon disait impossible. Ce nest pas la haine entre les communauts qui conduit la guerre, cest leur instrumentalisation antagoniste, qui a t perptue pour maintenir des potentats indus au sein dun tat npotiste, clientliste et corrompu.

Contre cela, se construit dsormais au Liban une ?pense commune?. Elle sincarne dans cette superbe thawra, qui affirme et rvle au monde lexistence de la nation libanaise.

Son rcit politique scrit avec abngation, et rencontre dans son combat la relle substance de sa citoyennet. Vivante, vibrante et indomptable, elle avance dsormais sans peur, bien dcide se doter dun tat qui lui ressemble. La nation libanaise existe?: elle marche vers lavenir quelle est en train de se choisir.

* Politiste, docteur en philosophie, ancien enseignant lUniversit Saint Joseph
 
 
D.R.
« Vivante, vibrante et indomptable, elle avance désormais sans peur. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166