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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Vingt poèmes pour un amour de Nadia Tuéni


Par Charif MAJDALANI
2009 - 08
Au sein de la littérature francophone libanaise, voire de la littérature libanaise dans son entier, Nadia Tuéni occupe une place unique, une place sentimentale, à cause des épreuves terribles qui auront émaillé sa vie et qui, paradoxalement, auront donné naissance à son œuvre et l’auront accompagnée jusqu’au bout. Que le deuil, la maladie et le spectacle de la violente dérive d’un pays aient pu être échangés par le poète en une monnaie poétique si belle donne en soi à la voix de Nadia Tuéni quelque chose de rare et presque d’iconique. Mais par delà cette perception affective que l’on peut avoir du poète et de son œuvre, on peut de manière plus immédiatement littéraire situer Nadia Tuéni au sein de l’histoire de la littérature libanaise où elle est aussi une figure unique, une figure de rupture puisqu’avec elle, la littérature libanaise de langue française se trouve pour la première fois en osmose avec son homologue de langue arabe. Outre le fait que Nadia Tuéni ait été efficacement bilingue, elle va faire siennes, à partir de 1967, les préoccupations politiques, thématiques et formelles de l’avant-garde littéraire arabe, faisant d’elle le premier véritable poète arabe en langue française.

Mais à côté de cette nouveauté, la poésie de Nadia Tuéni constitue aussi un moment privilégié au sein d’une histoire continue, celle précisément de la littérature de langue française au Liban. De par l’usage qu’elle fait du vers, du rythme et de l’image, Nadia Tuéni, et à l’instar de la plupart des poètes de sa génération, se situe indubitablement dans le sillage de Georges Schéhadé, l’homme qui aura profondément marqué la littérature et la poésie dans notre pays, même si Tuéni démultiplie à l’infini ses procédés d’écriture et si elle redéploie avec une générosité extrême le luxe ascétique de l’image et du rythme schéhadiens.

Cela est de manière éclatante le cas dans Vingt poèmes pour un amour. Au sein de l’œuvre de Nadia Tuéni, ce petit ouvrage occupe une place singulière lui aussi. Recueil icône, c’est le livre de Nadia Tuéni le plus souvent réimprimé, cité, illustré par les artistes, joué par les comédiens, et celui dont le sujet est le plus accessible, dont les mots et les images parlent le plus immédiatement à la sensibilité des lecteurs libanais. Publié sans nom d’éditeur mais avec une illustration originale de Amine el-Bacha, en 1979, Vingt poèmes pour un amour est indubitablement une sorte de tombeau pour le Liban, en un temps où le pays était plongé dans la guerre. Pourtant, ce n’est ni du pays d’avant ni du pays ravagé que parle le poète, mais bien de ce pays absolu, ce pays de rêve qui n’aura peut-être jamais existé que dans nos fantasmes et nos désirs. Dans chaque vers de ce recueil, à chaque page brillent ainsi des mots ou des phrases qui raniment la douceur d’une perception littéraire, mythique, fantasmatique du Liban, comme si d’un même geste, Nadia Tuéni faisait un portrait du pays et un portrait de la rêverie à laquelle ce pays a si souvent donné lieu à travers l’histoire et la littérature. Ville des commerces de toutes sortes et de la violence, Beyrouth n’en est pas moins un Phénix (« Mille fois morte, mille fois revécue ») et « en Orient le dernier sanctuaire où l’homme peut s’habiller de lumière ». Cité nue et pauvre (« que le temps a déshabillée, et qui marche pieds nus dans l’eau jusqu’aux genoux »), Tyr n’en est pas moins une cité où s’entendent encore les orages de l’histoire (« Une histoire bruyante de mort, de temps, d’amour »). Ruines silencieuses dominées par sa fameuse statue tutélaire et sans tête, Anjar n’en est pas moins un point de rencontre et de fusion du nomade et du sédentaire, du désir et de la rigueur, de l’almée et de la femme voilée. Quant à la montagne, et malgré la difficulté d’y vivre, elle est plus que jamais ce lieu idéal, pur et empreint de religiosité où se retrouvent la vigne, la figue et le muletier, ces tendres figures qui ont émaillé tous les textes régionalistes libanais. Sauf que, simultanément et dans une émergence discrète du thème de la guerre, il règne en ces montagnes « au vent doux comme un sacrement » et où les fleurs sont « plus sonores qu’un clavier » la terrible menace d’un avenir de violence et de mort. Une menace que pourtant, jusqu’au dernier vers du recueil, le poète refuse et repousse, pour laisser encore un temps sa place à l’évocation du Liban de rêve.

 
 
Ce n’est ni du pays d’avant ni du pays ravagé que parle le poète, mais bien de ce pays absolu, ce pays de rêve
 
2020-04 / NUMÉRO 166