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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Hommage
Samir Kassir, l'ami de toujours


Par Farouk Mardam Bey
2010 - 06
Depuis ce funeste 2 juin 2005, quand des monstres froids ont forcé Samir Kassir à cesser de penser, d’écrire et d’aimer, pas un jour qui passe sans que nous manquent son audace, sa fougue, son intelligence étincelante. Pas un vendredi sans que ses lecteurs, tournant les pages d’an-Nahar, ne se demandent : qu’aurait-il dit aujourd’hui de tel événement, de tel discours, de tel chef d’État, de parti ou de clan, de toutes ces forces du dehors et du dedans qui s’acharnent à perpétuer le « malheur arabe » ?

Il fut un temps dont nous nous rappelons tous où Samir était le seul journaliste, ou l’un des très rares, à oser défier l’appareil sécuritaire syro-libanais, omniprésent et omnipotent, à dénoncer la servitude volontaire de la quasi-totalité de la classe politique libanaise, à traiter des affaires syriennes comme l’aurait fait un Syrien, à exalter la Palestine, non pas cause abstraite mais réalité vivante d’hommes et de femmes qui veulent tout simplement être un peuple comme les autres.

Dans ses articles, dans ses livres, dans ses interventions publiques, Samir tenait toujours à réconcilier l’arabisme tel qu’il le comprenait, démocratique et pluriel, et le patriotisme libanais, seul garant pour lui des libertés collectives et individuelles. Il revendiquait pour les Libanais, pour les Syriens, pour tous les Arabes, le droit de vivre dans des États de droit. Il prônait une intégration lucide et sans complexe dans le monde moderne. Il expliquait que la résistance à l’hégémonie israélo-américaine au Proche-Orient ne nous dispense pas mais, au contraire, exige de nous de combattre avec la même détermination et le despotisme et l’obscurantisme, les deux fléaux qui sont en train de transformer le monde arabe en un immense champ de ruine.

La douleur inguérissable que nous ressentons depuis l’assassinat de Samir est à la mesure de tout ce qu’il nous a donné comme journaliste, comme historien, comme porteur d’une certaine idée, noble et exigeante, du monde arabe. Intellectuel critique au plein sens du mot, figure hélas fort rare sous nos latitudes, il écrivait et parlait en homme libre, sans ménager personne, alors qu’il ne disposait d’aucune protection clanique, partisane ou confessionnelle.

Quelques mois seulement avant sa mort, Samir a publié un petit livre, Considérations sur le malheur arabe, qui est devenu en quelque sorte son testament. En le relisant aujourd’hui, cinq ans après l’assassinat de son auteur, on constate que le tableau qui y est dressé du monde arabe, continent à la dérive, s’est assombri davantage. Encore plus d’arbitraire, de corruption, d’irrationalité, de hargne dans l’autodestruction. Encore plus de despotisme au nom de la sécurité nationale ou de la paix sociale. Encore plus de populisme qui ne fait que conforter ceux qu’il prétend combattre. Toutes choses qui nous incitent à méditer ces lignes sur lesquelles se termine le livre : 

« Envisager dans l’immédiat la fin de la chaîne du malheur serait sans doute trop ambitieux (…) Mais rien, ni la domination étrangère ni les vices de structure des économies, encore moins l’héritage de la culture arabe, n’empêche de rechercher, malgré les pires conditions du présent, la possibilité d’un équilibre.
Pour y parvenir, bien des conditions sont nécessaires, et toutes ne dépendent pas des Arabes. Mais à défaut de les réunir toutes, il est encore possible de forcer le destin en commençant par celle qui est la plus urgente et sans laquelle il n’est point de salut : que les Arabes abandonnent le fantasme d’un passé inégalable pour voir en face leur histoire réelle. En attendant de lui être fidèle. »
 
 
 
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