FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Hommage
Un personnage de roman(s)
Passé le maelström de tristesse qui a entouré le décès de Naguib Mahfouz, son traducteur en français se penche sur les traits saillants de cette immense figure de la littérature arabe contemporaine.

Par Khaled OSMAN
2006 - 10
Mahfouz a été le premier à acclimater de manière convaincante la forme du roman occidental au milieu égyptien. Un peu comme les cinéastes de la nouvelle vague planteront un jour leur caméra dans la rue, loin de l’air confiné des studios, Mahfouz a résolument choisi pour cadre de ses romans la vie de la petite bourgeoisie et du peuple cairotes.

Rayonnant à partir du vieux quartier de la Gamâlieh, il a acquis une connaissance intime de la topographie cairote. Organiquement attaché à cette ville, il répugnera toute sa vie à s’en éloigner, le temps de brefs voyages. Cet attachement viscéral fut encore plus radical dans ses romans : de tous ceux-ci, un seul n’a pas pour cadre Le Caire ; encore ne s’agit-il que d’une demi-infidélité tant l’Alexandrie de Miramar peut apparaître comme la villégiature officielle des cairotes en mal d’air marin et d’embruns.

Mais au-delà de sa connaissance urbaine, c’est sur la compréhension du caractère égyptien qu’il fut sans rival, parvenant à en extraire l’âme profonde et les contradictions ; il était en particulier fasciné par les ressorts familiaux (du fait de la différence d’âge avec ses aînés, il a grandi un peu comme un fils unique, compensant ce manque en dépeignant dans ses fictions de mémorables fratries) et aussi par toutes les formes de déviance psychologique – on pense notamment au « Passage des miracles » avec sa fantastique galerie de portraits, depuis Zeïta le sadique faiseur d’infirmes jusqu’à l’obsessionnel docteur Bouchi.

Le second trait qui frappe quand on se penche sur son parcours, c’est cette passion absolue pour la littérature. Certes, on sait, grâce aux propos qu’il a confiés à son cadet Gamal Ghitany (publiés en français en 1991 sous le titre Mahfouz par Mahfouz), que l’écrivain a longtemps hésité, tandis qu’il cherchait encore sa voie, entre philosophie et littérature, et que ses lectures, loin de se limiter à la fiction littéraire, embrassaient tous les domaines de la pensée.
Mais en dépit de cette ouverture d’esprit, c’est la littérature qui a été la grande affaire de sa vie, l’amenant à expérimenter une multitude de formes. Mahfouz a abordé aussi bien la grande saga romanesque (la fameuse Trilogie) que le roman policier métaphysique (Le voleur et les chiens) ou bien l’écriture d’audacieuses nouvelles (L’amour au pied des pyramides). L’âge venant, il s’est essayé (certainement par contrainte, mais aussi par goût, puisque cette tendance était déjà à l’œuvre dans Les récits de notre quartier) à une forme novatrice de textes très courts, mélange de réminiscence et d’onirisme. Pour sa passion, il s’est imposé une discipline d’airain pour concilier sa mission d’écrivain avec son métier de fonctionnaire, s’astreignant chaque jour à écrire à heures fixes et fuyant les mondanités. Ce dévouement, la littérature le lui a un peu rendu en le gratifiant d’un lectorat arabe fidèle et d’un historique prix Nobel.

Le dernier trait qu’on voudrait signaler ici, c’est la chaleur de ce personnage hors du commun que fut l’homme Mahfouz, personnage qui n’eut pas dépareillé ceux de ses romans. Les amateurs de ses salons littéraires (il apportera toujours un soutien sans faille aux cadets qui venaient le solliciter pour un avis ou un conseil) aussi bien que ses intimes, la fameuse bande des Harafîch à laquelle il est resté fidèle jusqu’à la fin, peuvent en témoigner : Mahfouz était un esprit toujours en action, à la répartie brillante et à l’humour acéré. S’il était encore parmi nous, nul doute qu’il nous aurait déjà décoché une impayable « nokta » pour tourner en dérision notre flot d’hommages, aussi mérités fussent-ils !




Le voleur et les chiens, de Naguib Mahfouz, traduction de Khaled Osman, Sindbad, 1986

Récits de notre quartier,de Naguib Mahfouz, traduction de Khaled Osman, Sindbad, 1988

Mahfouz par Mahfouz, de Naguib Mahfouz, traduction de Khaled Osman, Sindbad, 1991
 
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166