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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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To The Lighthouse de Virginia Woolf


Par Gérard BEJJANI
2013 - 08
Qu’est-ce qui me trouble autant chez Virginia Woolf que je comprends à peine?? Qu’est-ce qui me saisit aussi fortement dans ses «?instants de vie?», quelle est cette puissance qui me pénètre alors que le sens se dérobe sans cesse à la lecture??

«?Yes, of course, if it’s fine tomorrow, said Mrs Ramsay. But you’ll have to be up with the lark. ?» Ainsi s’ouvre To The Lighthouse, «?le meilleur roman que j’aie jamais écrit?», affirme Woolf. Au commencement est le Verbe, le «?Oui?» qui accueille le lecteur au seuil du texte, l’aurore qui l’attend pour le réveiller et le conduire au fil des pages, le long de sa promenade intérieure. La voix de la mère est originelle, archaïque, sa promesse revient à la manière d’un leitmotiv?: «?Et même s’il ne fait pas beau demain, ce sera pour une autre fois?», alors que le père s’y oppose?: «?But, said his father, stopping in front of the drawing-room window, it won’t be fine. ?» L’homme se place du côté des indices climatiques, la femme, «?dix mille fois supérieure à lui?», véhicule l’illusion, les perceptions, le rêve, la fiction, le romanesque?: «?Peut-être en vous réveillant trouverez-vous que le soleil brille et que les oiseaux chantent. ?» À la représentation réaliste du monde «?life is difficult?», à la vérité «?What he said was true. He was incapable of untruth?», la mère substitue un fil de sensations issues de sa seule conscience vivante. La dame de Bloomsbury tue l’ancienne écriture du père, définie par sa rectitude, et nous engage dans des voies moins sûres, mais tellement plus palpitantes, dans les dédales d’une parole éclatée pour nous mener «?to the lighthouse?».

Il suffit juste de ne pas s’arrêter devant la fenêtre comme le père, mais d’y regarder à travers. Comme toute femme qui ne voit pas que l’apparence, qui sait sonder l’invisible, s’imbiber d’émotions humaines. Sa mélancolie devient signe, expression, symptôme du génie, lieu absolu de toute création. Sur ses pas sinueux le lecteur tâtonne, puis il culbute, au milieu du roman, devant la description d’une maison abandonnée au désordre?: «?Seul le rayon du Phare entrait un instant, envoyait son éclat soudain sur le lit et le mur dans l’obscurité de l’hiver.?» La métaphore est d’une beauté à couper le souffle?: le rayon du phare, axe vertical et principe d’inspiration, vient habiter la ruine, avant «?ce moment hésitant où la plume la plus légère fera pencher la balance?». En se posant, la plume de Woolf ébranlera et renversera l’immense vanité de la maison victorienne, de l’écriture conventionnelle. Rien qu’avec le tricotage des mots se dévidant dans une expédition mentale qui n’a pas de limite. «?Words, words, words, English words. ?» 

Arrivera-t-on ou n’arrivera-t-on pas au «?lighthouse?» au terme de la lecture?? Certainement pas. Le phare appartient au mirage de l’enfance?: «?Désirer et ne pas avoir – désirer et désirer encore – comme cela déchire le cœur et le déchire sans cesse.?» La page se déchire, la toile de peinture aussi, mais le regard continue à se porter vers ce pôle à la fois présent et hallucinatoire qu’est le phare. Il incarne un point fixe qui stimule la rêverie, et avec elle, la narration qu’il dissout dans «?une mare de pensée?». Peu importe s’il n’est finalement qu’un «?fantôme?», une «?vapeur?», une abstraction. Ce qui compte, c’est la traversée obstinée de la surface des choses. Le mouvement du texte qui prend et reprend le fil sans jamais le couper.

Le phare ne s’atteint pas, non, mais il préserve du naufrage. Ne désigne-t-il pas le roman lui-même, ou l’œuvre artistique en général, qui ne sera jamais achevée qu’au prix d’un sacrifice dans les eaux fécondes de la création?? C’est contre cette mort, contre ce «?centre fait d’un vide total?» que travaille l’art. Le «?lighthouse?» se dresse alors comme un «?antidestin?» au sens où l’entend André Malraux, il constitue le contrepoint de notre finitude. «?Vous, moi et elle passons et disparaissons, rien ne dure, tout change, mais pas les mots, pas la peinture.?»

Mrs Ramsay mourra. Sa fille aussi. Son fils sera tué à la guerre. Woolf coulera au fond de la rivière. Mais le phare demeure. Même inaccessible, fondu dans la brume bleue du matin, il étend ses «?mains sur toute la faiblesse, toute la souffrance de l’humanité?». Il sera toujours là, à la suture du visible et du lisible, dans les phrases, dans la toile, attendant le poète, le peintre qui, «?avec une intensité soudaine, comme si, l’espace d’une seconde, il l’apercevait avec clarté, trace un trait, là, au centre?», et songe, «?reposant son pinceau avec une lassitude extrême, j’ai eu ma vision?».

Le trait du pinceau, écho stylisé du phare, verticale qui tient le texte et qui nous traverse, est-il possible que ceci soit la vie?? Le tranchant, l’inattendu, l’inspiré?? Le regard intérieur d’une écriture qui n’a pas fini de voir ce qu’elle a à voir??



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