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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Les mains libres de Paul Éluard


Par Gérard BEJJANI
2014 - 05
Du plus loin que je me souvienne je l’ai chérie.

Elle dont le poète écrit le nom sur son pupitre d’écolier, sur la mousse et les ailes, sur les couronnes et la jungle, et surtout, sur le pain blanc du poème. « Liberté ô vertige », « liberté plus légère plus simple que le printemps », voici que commence pour toi, enfin, l’aventure surréelle.

À l’origine fut le Chaos, un embrouillamini de Man Ray, des lignes jetées selon le hasard, et auxquelles Paul Éluard donne le titre de son distique, qui devient celui du recueil : Les mains libres. Elles le sont, en effet, puisqu’elles associent les contraires : les arabesques du dessin seraient des traînées de pluie et l’averse « un feu de paille ». L’eau brûle alors que « la chaleur » étouffe le feu ! De l’écheveau jaillit la combinaison impossible, « un ordre invraisemblable ». Du tracé ouvert, sinusoïdal, presque séminal, émergent les potentialités et les projections infinies.

On peut dire n’importe quoi, mais le n’importe quoi revient, insiste, prend sens et équilibre autour de la femme aux multiples visages. « C’est elle » partout, dans son ubiquité et son évidence, familière et protéiforme. Prostituée, « elle se forge son travail avec des métaux indolents ». Animale, elle s’allonge à côté du grillon et se fabrique des nageoires. Intellectuelle, elle rêvasse en lisant. Maternelle, elle console « dans un bassin de lait ». Cariatide, elle se détache du temple pour battre la campagne. Burlesque, elle donne confiance. Mannequin, elle supprime les distances. Portative, elle ne procure qu’un plaisir dérisoire. Sensuelle, elle s’« abat comme une hache ». « Mauvaise », elle ressemble à une « mort inutile ». La terre entière se résout dans son regard, « elle est noyau figue pensée », séduction et suggestion, plénitude et omphalos du monde. 

Comment donc le poète pourra-t-il continuer sans elle ? « Qui parle qui peut vivre seul sans toi qui » ? Il ne se reconnaît plus dans le « qui » anonyme et aphasique, il entre dans les ténèbres sans la médiatrice du jour, à la fois muse et tourment. Le fantasme abandonnique d’Éluard, délaissé par Gala qui lui préfère Salvador Dali, s’exprime dans une architecture obsessionnelle : le château anxiogène où les ombres s’emmurent, où il n’y a plus que « mort fondée sur le silence ». L’image des tours et des murailles renvoie à la stérilité de l’artiste, privé de lui-même et de ses mots. Devant sa toile livide, il essaie de se rappeler le rendez-vous d’Avignon, les promesses, la « jeunesse ancienne », il s’accroche à un autre soleil et espère encore « ce qui (lui) est interdit ». Et si le supplice de ne l’avoir jamais tenue dans son étreinte lui lacère la gorge, il s’invente une « main dominante » qui crie sa revanche, rien qu’avec des vers, qui « la saisit au vol » et « l’empoigne par le milieu du corps la ceinturant de ses doigts robustes ».

La main se transmue en phallus impétueux et insatiable. Vampirique aussi, prédateur d’un « bonheur en sang ». « Manger l’immangeable », tel est le rêve du poète, boire la lumière pour la livrer aux hommes dans un élan d’amour prométhéen. Semblable à toutes ces formes oblongues dessinées par Man Ray, un dolmen, une statuette africaine, une fléchette, un feu d’artifice, et même un clocher, le priapisme d’Éluard défie tout ce qui lui résiste, la sexualité rompt toutes les digues, le « trait d’acier » file droit « sur des routes nouvelles ». L’époque des tabous prend fin avec la révolution surréaliste qui « s’apprête à briser (la) statue ridicule », autrement dit le manteau ringard de la bienséance. Sous la férule du marquis de Sade, dont le portrait clôt le recueil, le poète anéantit l’ère « où la bêtise et la lâcheté entraînent toutes les misères. » « Le vent est à la barre », la glace se casse, elle dissout l’ancien et autorise l’insolite à advenir. Plus rien n’arrête la marche de l’inconscient qui souhaite, sur le mode le plus tendre, une « bonne nuit à la pensée ».

Les amis se retirent alors dans leur chambre « où se fabriquent les crayons ». Ou le pinceau ou la brosse ou le plantoir ou les ciseaux ou l’aiguille, autant de variantes de la plume qui crée à partir de rien, qui coud avec le « sablier compte-fils » le matériau du poème. Contre les araignées du château d’if, contre les « échos décorés » et vides de la classe bourgeoise, contre l’artifice et les « teintures idéales », l’outil de l’artiste se délie pour tisser, de métaphore en métaphore, des havres oniriques, des terres adamiques, des plages heureuses qui chantent la nudité. Ainsi la plante-aux-oiseaux ou l’arbre-rose renversent la perspective mais ils se courbent « comme un ventre » et brûlent « de fleurir », tant l’inspiration déborde, tant le ciel lui-même, qui « est un aveu », approuve la réinvention hétéroclite de tous les paysages.

« La nuit blanche » du papier a donc porté ses fruits. Un « bois diamant » et des pommes d’or que l’on cueille enfin sans retenue. La saveur de la vie n’est que pour les fous qui échappent « aux processions du temps », aux convenances et aux habitudes. Peu importe alors si la syntaxe flanche, si la strophe boite, si le sens chavire : « ne laissons pas perfectionner », prévient Éluard dans sa préface. Ni « embellir ce qu’on nous oppose », parce que la valeur de l’œuvre ne tient pas à sa qualité esthétique, mais à l’irradiante vitalité du désir dont elle naît et qu’elle engendre, mais à cette seule « main tendue » et « avide » qui, « sans fin », célèbre les retrouvailles de l’homme et de l’univers, le « remède miracle » : « accord cadeau confiance ». Sans fin, elle tremble, glisse, hésite puis écrit la bonne nouvelle de notre venue au monde, aussi imparfaite, aussi inachevée qu’un cadavre exquis.



Prochain article : Junichiro Tanizaki, La confession impudique.
 
 
D.R.
« Manger l’immangeable », tel est le rêve du poète, boire la lumière pour la livrer aux hommes dans un élan d’amour prométhéen.
 
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