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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Amok de Stefan Zweig


Par Gérard BEJJANI
2014 - 07
Ah ! Que mon cœur ose encore se renflammer ! À en perdre la raison. À en folir. À en courir éperdument. Non comme Atalante, ou Lola, mais comme un amokläufer, dans un état de transe furieuse, sans entendre, sans voir, toujours devant soi, toujours derrière l’aimé.

Tout est amok chez Stefan Zweig, rage humaine, possession fébrile. Tout prend feu au plus profond de soi, « car au lieu seul où agit le secret, commence aussi la vie ». Et « seul qui se perd entier est donné à lui-même ».

Exilé dans la brousse malaise, sous la chaleur accablante des marais, un médecin hollandais se consume dans une mollesse abominable jusqu’au jour où une femme, hautaine et glaciale, entre dans sa cellule ennuyée. Elle vient à lui dans le besoin, dans l’urgence de se faire avorter pour fuir le scandale de l’adultère, mais son service, elle ne le quémande aucunement, elle le lui impose presque. Lui, flatté de voir une Anglaise riche et distinguée à sa merci, feint l’indifférence et se plaît à minauder, à brandir la carte de l’honneur et du refus. S’instaure aussitôt cette relation d’autorité qui fonde la tragédie, pétrie dans un sadomasochisme effrayant. Plus l’amazone négocie le pacte avec sang-froid, lui proposant d’acheter son secours à douze mille florins, plus il se sent l’envie de la gifler, de l’humilier, voluptueusement, lascivement, certain que ce front, « qui ne voulait pas se courber », céderait bientôt devant la nécessité.

Or plus fort que l’opprobre est l’orgueil, qui alimente plus cruellement le désir. Comme un chien battu, l’homme la regarde danser avec son cavalier, et puis rire, consciente de sa propre supériorité : « Ne te fais pas remarquer, dompte-toi ! », semble-t-elle lui dire avec mépris. Jamais ne fléchira celle qui a tremblé d’amour pour un autre, entre les bras de qui elle avait dû mille fois se lover. Il se l’imagine alors, « avec une terrifiante netteté, roulée sur un lit, nue et râlant de plaisir ». Ce qu’elle a offert à l’autre jamais elle ne le lui offrira. Plutôt faire appel à une vieille Chinoise, à une sorcière pour commettre l’acte inimaginable, quitte à y laisser sa vie. Et quand le médecin infortuné arrive à son chevet, « aussi inutile qu’une fourmi s’agitant sur le sol », il est déjà trop tard. C’est là qu’il fraternise avec son boy et que, « liés tous deux par le secret », ils observent l’amant inavoué, le père de l’avorton, « un tout jeune et blond officier, très gauche, très frêle, très pâle », qui « avait l’air d’un enfant ». Au lieu de la jalousie qui l’avait assailli, il éprouve pour lui une soudaine amitié, parce qu’il n’était pas « un séducteur », « un individu orgueilleux, non, mais un adolescent, un être tendre et pur ». Le médecin, le boy et l’officier, tous les trois réunis autour de la gisante, sont ainsi les doubles l’un de l’autre, tous des Œdipe autour de la mère indétrônable. Elle la forêt tropicale, elle le vagin dévorateur où dépérit le garçon esseulé loin de sa patrie. L’avortement supprime le fils rival, se supprime soi-même pour mieux couler, recouler dans le ventre matriciel de la mer.

On comprend rétrospectivement pourquoi, en passant en revue les titres des livres du médecin, elle s’était exclamée devant le volume de L’éducation sentimentale. Histoire d’une passion incestueuse aussi, née avec la soudaineté de l’éclair sur le pont d’un navire, entre un bachelier et une mère éternelle, Marie Arnoux. La vierge, l’immaculée que tout homme voudrait retrouver, ou reconstruire dans l’imaginaire, pour racheter la figure de la putain. Que l’inconnue, avilie dans la luxure et la grossesse illégitime, recouvre sa fierté hiératique, tel est le fantasme de sauvetage qui anime le médecin in extremis : « Personne ne le saura », lui jure-t-il, déterminé à préserver les « restes suprêmes » de la moribonde. 

Cependant, il n’aura été ni un sauveur ni un guérisseur. Jocaste s’éteint à quelques mètres de lui, et depuis, il porte son impuissance de rive en rive. Avec elle, c’est l’âge d’or, la Belle Époque qui disparaît, c’est toute une civilisation qui agonise, sans progéniture, comme pour s’opposer aux émergences de la race aryenne. Rien ne délivrera l’humaniste du remords, de la défaite, de la culpabilité d’avoir perdu l’Europe aux anciens parapets. 

Rien ? Si, peut-être la parole. Dans l’ombre du bastingage de l’Océania, le transatlantique qui le ramène de Calcutta à Amsterdam, l’amok se confesse. Le paquebot, instrument de voyage et de transition, est le lieu privilégié d’une maïeutique. Au milieu des flots comme de l’inconscient, la « silhouette affaissée » tente de raisonner, de s’expliquer. Expliquer quoi ? L’irrationnel. Le dionysiaque. De quoi nous sommes faits. De flamme. De passion. De folie. L’effaré incarne la part asociale qui survit dans l’obscurité et qui prend sa revanche en devenant la force motrice de l’histoire. Le récit se construit en abyme, comme toujours chez Zweig, grand ami de Freud, et il s’apparente à une cure psychanalytique au cours de laquelle l’auditeur se mue en thérapeute qui fait accoucher son patient de la bête tapie en lui comme de celle qu’il a au fond de soi. Le monstre dans le noir a quelque chose de moi et je me reconnais en lui.

Pour quelle raison la catharsis ne réussit-elle donc pas puisque, au lieu d’en être soulagé, l’amok se jettera par-dessus bord, derrière le cercueil de la grande dame des colonies ? On peut y lire une prémonition du suicide de Zweig qui s’empoisonne avec sa femme au Brésil le 22 février 1942. Ne vaut-il pas mieux mourir avant que d’arriver au port, de débarquer dans une Europe en déshérence, une Europe qui n’est plus pour lui, pour nous, puisqu’elle s’achemine déjà, en 1921, lentement mais sûrement, vers la dictature et la barbarie ? Le fou de Malaisie contre le fou hitlérien, la rage des sens contre celle des guerres, et courir d’aimer pour ne pas périr d’horreur devant l’irrémédiable. Se noyer à la dernière ligne de la nouvelle, puis revenir dans une parole encore plus puissante, d’un livre à un autre, parce qu’on ne finit jamais d’écrire, même d’outre-tombe. Même et heureusement au-delà de la mort.



Prochain article : Jules Barbey d’Aurevilly, Une histoire sans nom.
 
 
D.R.
L’effaré incarne la part asociale qui survit dans l’obscurité et qui prend sa revanche en devenant la force motrice de l’histoire.
 
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