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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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L’immoraliste d’André Gide


Par Gérard BEJJANI
2015 - 05
Le matin arrive où, sans vêtement, la poitrine en avant, j’ose plus. L’amas s’écaille au-dessus des visages, comme un palimpseste, comme un fard, et je me regarde longuement, enfin, « sans plus de honte aucune ». Avec joie et audace.

Impudiques sommes-nous, Michel et moi, de nous découvrir alors « harmonieux, presque beau(x) ». Le narcissisme serait la composante mineure de l’immoraliste. Pour se soigner d’une pneumonie, Michel voyage en Afrique du Nord, puis en Italie, à Ravello, et c’est en apercevant aux champs les peaux dorées des paysans débraillés qu’il décide de se « laisser hâler (aller) de même ». La veste ouverte des mâles représente, sur le plan symbolique, non seulement la tentation homosexuelle et ancillaire de Michel, mais « l’ouverture » de la cloison intellectuelle, asphyxiante, sur le monde extérieur. Le convalescent s’enhardit et se dirige vers une source claire, « très pure », « où le soleil, en vibrant et en se diaprant, pénétrait ». Sans réfléchir, il plonge tout entier dans le « bassin profond », matriciel, qui permet la renaissance dans les fonts baptismaux de l’érotisme. La lutte contre la maladie, contre toute maladie, se concrétise par l’initiation aux sens, par la révélation émerveillée de son propre corps « humide mais brûlant ». Le complexe de Narcisse consiste à transformer le regard honteux sur soi en un regard confiant, à se réinventer un paradis où le désir ne serait plus synonyme de péché mais de santé, de sang qui afflue, plus riche et plus chaud, vers l’épiderme tonifié.

Ménalque enseigne d’ailleurs à Michel le goût du présent hasardeux aux dépens de toute attache et de toute espérance, en un mot, l’hédonisme, qui est la deuxième caractéristique de l’immoraliste. L’éducateur commence par instaurer une proximité douteuse avec son élève qu’il convie à verser du chiraz et à manger des « pâtes roses », comme pour mieux le féminiser, le séduire, avant de lui dicter le principe suprême : « C’est du parfait oubli d’hier que je crée la nouvelleté de chaque heure. » Il s’agit bien d’une invite au dionysiaque dont la loi fondamentale semble l’amnésie. Ménalque adopte en quelque sorte la voix des Sirènes qui ont voulu ôter à Ulysse l’envie de retourner chez sa femme. Occulter tout ce qui retient, les nœuds du mariage, les convenances, les codes, ne pas traîner à l’arrière, « que chaque instant emporte tout ce qu’il avait apporté » ! Si la philosophie du détachement irrite quelque peu Michel, et beaucoup plus les bien-pensants, elle nous charme, tel un philtre irrésistible. Au-delà de toute méfiance, on se surprend presque à aimer ce carpe diem, la joie immédiate qui « ne se (peut) garder dans aucun vase ». 

Habité par le charisme de Ménalque, Michel passe à la pratique. Alors que sa femme Marceline se meurt dans un lit de cendres, alors que les « trous noirs de ses narines » implorent son assistance, Michel sort sur la place de Touggourt pour se mêler au « glissement clandestin des burnous blancs ». Pire encore, il s’en va retrouver le rire de Moktir, qui l’emmène dans une alcôve maure et, tandis que le jeune Arabe joue avec un lapin, blanc lui aussi, Michel, à défaut d’avoir le garçon, lâchement, passivement, se livre à l’odalisque « comme on se laisse aller au sommeil ». Le sommeil pour échapper à la responsabilité conjugale, la démission de la volonté contre la fidélité, la pulsion sacrilège contre le Surmoi que figurent les « barreaux du lit » de Marceline. La dialectique de la chambre funéraire et du lupanar, du noir et du blanc, du sacrifice et de la volupté, de la claustration et de l’émancipation, marque une étape ultime dans la conversion de Michel. Tout se passe comme si l’agonie de sa femme le propulsait au dehors, comme si elle mourait pour qu’il pût se libérer. Ou, au contraire, comme si Michel reprenait vie en épuisant la vie de Marceline, dans une sorte d’homicide inconscient. Terrible mise en application de l’individualisme, qui constitue la force majeure de l’immoraliste.

Et pourtant, Michel, après des années de mensonge auprès d’une femme qu’il ne désire pas, se reconnaît enfin tel qu’en lui-même. Il secoue les surcharges, le masque social pour se mettre à nu devant Dieu, pour faire émerger « le vieil homme » que l’on s’efforce toujours de supprimer. Recouvrer son moi authentique, essentiel, derrière l’être « secondaire, appris, que l’instruction avait dessiné par-dessus », est-ce immoral ?

Et pourtant, Michel, après la peur et la résistance à la chair, apprend la ferveur et la disponibilité à l’eau, à la flamme du soleil, au sirocco, à l’élan vital de l’humus. Épouser les semailles, s’offrir à la nature originelle, goûter aux nourritures terrestres, est-ce immoral ?

Et pourtant… Gide écrit pour s’immuniser contre le Michel qui se tapit en lui, contre les tendances obscures et outrancières en chacun de nous : « Sans mon Immoraliste, je risquais de le devenir. Je me purge. » L’écriture fait porter au personnage tout le mal que l’auteur aurait pu commettre, elle est catharsis, elle est mithridatisation. La lecture l’est davantage parce qu’elle perd en innocence ce qu’elle gagne en expérience, et qu’à chaque retour sur le texte, elle s’inquiète, se cherche elle aussi et se trouve « robuste encore, sensu(elle), presque (belle) ».


 
 
« Gide écrit pour s’immuniser contre les tendances obscures et outrancières en chacun de nous. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166