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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Gérard BEJJANI
2015 - 12
Je l’attends depuis toujours cette seconde vie qui renverse la terre autour de moi. Le monde l’évite pour son salut et son ennui. Ou il lévite en Anna vers des sphères insoupçonnées, puis tombe, la tête en avant, comme une fleur dans du vin.

Anna. L’héroïne sur toutes les lèvres, même celles qui n’ont jamais lu.

La femme qui ne connaît ni la peur ni la honte. La folle qui fait de son corps écrasé sous un train la matière romanesque après laquelle la littérature n’a plus rien à dire.

Morte dans un trou. Piétinée par la ferraille. Elle mérite son châtiment pour avoir désobéi au Sermon sur la Montagne. Tu ne commettras pas l’adultère, ou tu en auras, au moins, quelque remords. Pas elle. Quand son mari Alexis, alerté par les rumeurs, tente de la raisonner, de lui rappeler ses devoirs, le sacrement du mariage, elle l’écoute à peine, distraite par l’autre, émue de cette «?joie criminelle?» qui l’emporte loin du lit conjugal. Vers celui qu’elle reconnaît dès la première rencontre dans la gare, quand il s’arrête à la portière pour la laisser passer. Le seuil contient la transformation d’Anna qui, dans l’immédiateté du coup de foudre, semble déborder d’énergie malgré elle. Elle s’anime aussitôt que Vronski la remarque, le feu brille à son insu jusque dans son sourire. Anna représente la force motrice du récit, elle choisit le comte Vronski beaucoup plus qu’il ne la choisit, elle agit, elle ose. Elle danse avec lui le quadrille qui devient la métaphore de son envoûtement, de son abandon. Elle ne se rend pas compte encore que le bal est un rêve de couleurs et d’illusions qui s’estompent vite quand la griserie s’en va. Le jour arrive où Anna quitte mari et fils pour s’installer avec son officier, qui commence à se lasser. Elle, au contraire, décide de se montrer publiquement au théâtre. Au lieu de la ferveur du bal, Vronski éprouve un sentiment de gêne devant sa maîtresse clouée au pilori par la belle société.

Pourtant Anna est un modèle d’authenticité. Elle ne craint pas la risée sociale, elle apparaît devant tous, dans l’éclat provocant de ses yeux. Elle ne se cache pas de ce que tant et tant d’épouses, abîmées dans l’ennui domestique, auraient souhaité vivre. «?Ah, tout m’est égal?!?» Pourquoi faut-il s’étioler à côté d’un homme dont le «?sifflement nasal, régulier?» empêche d’aimer?? Au nom de quel principe doit-on supporter ses ronflements si notre cœur se réveille en d’autres rêves, en d’autres soifs?? Alexis, lui, se retranche derrière son honneur, il lui faut veiller aux conventions, préserver les apparences «?devant Dieu?». En comparaison, Anna est une pionnière féministe, en quête de sincérité, elle ôte les masques là où Alexis en rajoute, dirigé par une conduite chrétienne mensongère.

Or, après la fougue des débuts, Anna constate que son superbe officier n’est pas très différent de son mari. Les deux portent d’ailleurs le même prénom, Alexis, en écho au tsar Alexandre II, au système patriarcal de l’époque. Vronski, avec «?le flair de l’homme du monde?», est attiré par tout ce qui en Anna peut rehausser sa vanité ou sa virilité. Et quel mâle?! Sa poitrine velue se retourne en calvitie. Aux courses, il provoque par un faux mouvement la chute de sa jument. Il se convainc qu’il vaut mieux ne pas se lier et préfère s’endormir. Ou il cherche des excuses avec Anna, et il suffit qu’il réfléchisse, pour qu’elle se désole de sa tiédeur. Éprise d’absolu, du passionnément, elle se heurte à un dilettante qui se complaît dans l’espace du relatif. Au mieux, il s’essaie au suicide, il «?se tue pour échapper à la honte?», mais il y pense tellement qu’il se rate en tirant?!

Non, Anna, elle, se tue pour aller jusqu’au bout de son destin. Pour rejoindre le seul amant invisible qui puisse arrêter l’impétuosité de son désir. Le dénouement ressemble à un spectacle tragique auquel assistent le chef de gare, les voyageurs et le lecteur. Elle s’élance sous la roue du wagon dans un dernier cri?: «?Où suis-je?? Qu’ai-je fait?? Pourquoi???» Elle reprend les questions que l’on se pose, et avec elle, on lit son «?livre empli de misères, de tromperies, de souffrances et de mal?», pour en ressortir plus léger, blanchi, purgé. L’horreur de la mort d’Anna, sous la masse énorme du train qui lui frappe la tête, nous fait peur et pitié à la fois, la catharsis opère, et «?les ténèbres?» se déchirent dans «?un éclat plus vif que jamais?». Cela s’appelle l’apocalypse. 

Ou la révélation. Car il en est une autre qui illumine, en contrepoint, le personnage de Lévine. Le campagnard mélancolique semble un avatar d’Anna, son histoire se déroule en parallèle?: lui aussi souffre des demi-mesures, de jalousie, d’incomplétude. Il n’a pas sa place parmi les siens tant la voûte céleste le tourmente. Lui aussi est saisi par le vertige du néant qui le mène au bord du suicide. La grâce le sauve soudainement. Comme toujours. Le «?pourquoi?» d’Anna sur le sens de la vie, Lévine le porte dans l’état de doute, son principal péché, et il trouve enfin sa réponse, non pas dans le savoir, la raison, mais dans la parole d’un paysan?: on est juste quand on «?vit pour son âme?». Lévine la reçoit telle une étincelle électrique, il cesse de penser et écoute en lui le miracle essentiel?: «?la foi en Dieu, au bien, (est) l’unique fin de l’homme.?»

La route d’Anna conduit à une impasse, celle de Lévine au bonheur. Il y a la folle d’amour et le fol en Christ. On ne doit pas hésiter. Dieu choisit sa bonne graine. La littérature lui préfère Anna. Mais qui a dit que l’une ne rejoint pas l’autre?? Les voies du Seigneur sont impénétrables, et le roman est un autre Évangile, qui a pour mission de nous obliger à aimer la vie, en dépit du train, par le cœur, par la foi.


 
 
Keira Knightley dans le rôle d'Anna Karénine dan
 
2020-04 / NUMÉRO 166