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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Kyôto de Yasunari Kawabata


Par Gérard BEJJANI
2017 - 03
J’ai la mauvaise habitude de rougir quand on me prend au dépourvu. Mais je ne suis pas le seul. Au bord de la page, une plante teintée de rouge se reflète en même temps dans l’écho lointain des mots. Son nom ? Le vernis du Japon, ondoyant, dans le courant.

« Un arbre à laque », explique Naeko à son fiancé qui la confond avec sa sœur jumelle, Chieko. Les deux orphelines grandissent chacune de son côté : la première est recueillie par des paysans de la campagne alors que la deuxième est adoptée par une famille de tisserands de Kyôto. Séparées à la naissance, elles se retrouvent par hasard, seize ans plus tard, à la fête de Gion, durant les Sept dévotions aux divinités du sanctuaire. Chieko résiste, elle est fille unique, affirme-t-elle, et pourtant, elle sent quelque chose lui transpercer la poitrine, « le désir d’aller à ce village », « un appel de son père » tombé du sommet d’un cryptomère. La rencontre résonne comme une révérence aux âges du passé, aux forêts dont les troncs servent encore à la construction des maisons traditionnelles. C’est là-bas que meurt le père, au milieu de la montagne du Kitayama, du Japon ancestral. Et c’est cette terre primitive qui exhorte la nouvelle génération, née dans le quartier des marchands, à ne pas oublier ses origines, à s’y ressourcer. Il s’agit donc d’un moment douloureux de réminiscence qui conduit les sœurs à se reconnaître comme les deux visages du Japon. L’une pleure, du front de l’autre perle une sueur froide, l’émotion se dégage, s’extériorise, la paysanne tente le geste, elle pose la main sur l’épaule de Chieko et, de son mouchoir, lui essuie le front. Le contact se fait, le pacte aussi, la transmission ne risque plus de s’interrompre, au contraire, elle se révèle au travers d’autrui.

Et des cryptomères. Car les deux sœurs, comme tous les Japonais, sont avant tout filles de la nature. « L’univers dans un vase », se répète Chieko, il renferme un palais d’or et des nectars exquis, des grillons et des violettes qui croissent dans les cavités du vieil érable. « Et moi ? », se demande-t-elle en se comparant à ces fleurs, à ces insectes. Elle aussi appartient à la coupe nourricière et protectrice, à l’œuf d’où peut sortir et se régénérer la vie de la nature. Quand il se met à tonner et à pleuvoir dans le bois, Naeko la couvre de son corps, l’étreint, l’enveloppe tout entière dans une douce intimité. À elles deux, elles reconstituent le calice qui absorbe l’averse et la foudre, elles réintègrent la position fœtale qui les ramène à leur état de perfection, de totalité, avant la scission du Japon, sans doute aussi avant l’occupation américaine et l’ère de la modernité qui a remplacé les kimonos par des transistors dans les vitrines. Chieko et Naeko s’unissent contre les revers de l’Histoire, elles se fondent ensemble dans la vallée qui semble se fendre pour les réenfanter. On vient de la nature et on y revient dans une reconnaissance infinie pour toutes choses créées : « Je suis si heureuse ! », s’exclame Naeko, et Chieko, enfin, lui répond par un sourire complice.

À l’hégémonie industrielle, aux hôtels-restaurants qui s’alignent maintenant dans l’ancienne capitale, aux vêtements en fibres synthétiques, le Japonais continue à opposer l’indicible délicatesse des jardins, la main de l’artisan qui tisse encore des brocarts et des obis. Ou le mouvement imperceptible de Naeko quand elle ôte son linge et qu’elle libère ses cheveux noirs qui croulent et s’épanouissent sur ses épaules. Hideo aurait aimé qu’elle se décoiffe à nouveau devant lui, mais il n’ose le lui dire. L’essence du Japon réside dans cette pudeur, cette ellipse, l’espace blanc qui suggère mais ne parle pas. Le roman flotte dans un entre-deux, il se lit moins qu’il ne se contemple, chaque brin d’herbe est une toile, chaque grain de sable une esquisse. Le texte devient texture, estampe, ukiyo-e que le temps ne peut flétrir. Ni la défaite ni l’Occident. Ni la mort du père, image de l’empereur déchu de sa cime.

Plus fort que tout demeure le retour, avec chaque printemps, des sakura. « Retrouvons-nous devant les cerisiers. » Même seul, on ne se lasse pas de les regarder. La floraison a ceci d’unique qu’elle subsiste à peine quelques jours, et parfois, quelques heures. Elle ne donne pas de fruits non plus, juste des germes, la magie y est donc à la fois gratuite et évanescente. « Mais s’il y a un orage cette nuit et que toutes les fleurs tombent » ? Cela n’a aucune importance, « les pétales dispersés ont aussi leur beauté ». Ils n’appartiennent plus à l’arbre, ils se sont déliés de toute attache, parce que la véritable beauté est libre et généreuse, elle peut occuper le sol ou le ciel, tenir sur une branche ou n’être tenue par rien.

Ce rien que Kawabata a d’ailleurs fait graver sur sa tombe dans le jardin de Kamakura. Le geste de tisser, de planter, de se coiffer, d’écrire, tout rappelle la mélancolie poignante des choses fragiles, le mono no aware qui fait entendre le silence de Kyôto. Le ravissement pour tout ce qui est puis s’en va, la sensibilité devant l’éphémère ne s’exprime jamais sur le mode de l’emphase au Japon, non pas dans un « Oh ! » extatique, mais dans le simple et fuyant « Ah ! » qui dure l’instant d’un murmure, d’un souffle agitant à peine le feuillage. Ou d’une rougeur dessinée à peine sur un visage, le tien, le mien, ô lectrice, mon autre, ma sœur.


 
 
La sensibilité devant l’éphémère ne s’exprime jamais sur le mode de l’emphase au Japon.
 
2020-04 / NUMÉRO 166