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Par Farès Sassine
2015 - 08
Les écrits réunis de façon posthume ont souvent mauvaise presse. Ils cherchent à profiter de la réputation de l’auteur ou donnent un dérivatif aux lecteurs qui préfèrent ne pas affronter ses œuvres majeures. Ermite à Paris rassemble dix-sept textes d’Italo Calvino (1923-1985). Une chemise de l’écrivain les avait groupés dans l’ordre chronologique sous le titre Pages autobiographiques. Pour des publics différents, dans des circonstances autres, à la première ou à la troisième personne, la vie de cet «?oiseau migrateur?» ligurien ne cesse d’être racontée?: la naissance à Cuba, les parents naturalistes, l’éducation dans la tradition laïque, républicaine et maçonnique, les 25 premières années à San Remo, ville cosmopolite et provinciale dans l’entre-deux-guerres, l’engagement antifasciste et communiste… Une deuxième naissance survient au lendemain de la Libération et dure 15 ans?: le travail chez Einaudi, éditeur d’avant-garde, l’amitié de Pavese et de Vittorini, l’installation à Turin après une hésitation entre elle et Milan… Curieusement les reprises ne sont jamais ennuyeuses?: chacune amène un détail resté dans l’ombre, s’opère sous un angle différent, s’imprègne de l’esprit de ce maître du formalisme, porte la trace du temps qui passe, celui où les réalités changent (San Remo n’est plus qu’un faubourg de Turin et de Milan) et celui du point de vue qui n’est plus le même et guette différemment. Il y a aussi, dans ces souvenirs, cette présence continue des villes (alors que les lieux reconnaissables sont souvent absents de ses récits) qui ne cesse d’animer la narration, de fournir des observations, d’enrichir la réflexion.

New York tient la place prépondérante dans le «?Journal américain?» (inédit) où l’écrivain italien, invité avec d’autres par la fondation Ford en 1959-1960, sillonne les États-Unis. À l’heure où il s’est désengagé du communisme et de la politique, où Kennedy est au seuil de la Maison Blanche, où l’informatique s’installe dans les entreprises et la «?Beat generation?» dans la culture, Calvino arrive?: «?Les gratte-ciels émergent tout gris dans le ciel à peine clair et évoquent les énormes ruines d’un monstrueux New York abandonné dans trois mille ans.?» La métropole est scrutée dans ses quartiers, ses communautés, ses maisons d’édition, ses librairies, ses collèges, son nouveau musée Guggenheim très critiqué et dont il se fait un défenseur acharné… L’observation méticuleuse, jamais anodine, s’illumine souvent de synthèses réfléchies?: contrairement à la société soviétique où l’adversaire capitaliste est continuellement présent, il n’existe en Amérique «?structure totalitaire de type médiéval?» aucune antithèse possible «?sinon l’évasion individuelle?». 

Les villes invisibles (1972) si «?éloigné des habitudes de lecture américaines?» est le plus connu de ses livres outre-Atlantique et Calvino s’est approprié New York comme «?sa?» ville, la plus proche de la forme idéale. «?Géométrique, cristalline, sans profondeur, apparemment sans secrets?», elle donne «?l’illusion?» de pouvoir être pensée «?tout entière au même instant?». Ce chassé croisé met-il à nu une harmonie occulte ou cache-t-il une mésentente cordiale??

Paris, où il habite souvent, est l’objet d’un beau et dense texte dont le titre a été donné au recueil. De la ville lumière, l’auteur à son «?âge mûr?» fait un usage inopiné?: c’est sa «?maison de campagne?» ; il y accomplit dans la solitude son travail, y a l’impression d’être invisible, non reconnu. Cela ne l’empêche nullement de prospecter des couches de son «?épaisseur?»?: son côté encyclopédique où chaque magasin de fromages est un Louvre qui les répertorie ; son catalogue de monstres de l’inconscient (gargouilles, jardin des Plantes) qui en fait la capitale du surréalisme ; son caractère bureau des objets perdus car on peut récupérer dans les étroits Studios du Quartier latin qui puent ou dans sa cinémathèque un film gardé en mémoire depuis l’enfance. 

De nombreux textes de l’ouvrage reviennent sur le combat partisan, le militantisme au PCI et dans ses périodiques, le désenchantement de l’été 1956. Leur lucidité, leur intégrité morale, leur tentative de justifier une génération portée principalement sur l’action sont dignes d’intérêt. Mais quand la place du politique diminue dans son espace intérieur, Calvino trouve la force d’avouer?: «?Je ne crois en aucune libération, individuelle ni collective, obtenue en faisant l’économie d’une autodiscipline, d’une auto construction, d’un effort.?» En quoi il peut être «?encore un peu stalinien?» ; en quoi, la vie se redresse dans l’œuvre.

Une œuvre dont ce livre tente de dégager «?l’unité poétique et morale?». Des histoires «?lyrico-épico-bouffonnes?» parues aux années 1950 où le fantastique «?est un moyen de rejoindre l’universel?» du mythe, aux recherches plus formalistes des décennies suivantes, une continuité se laisse voir. Elle est faite de travail, d’ironie et du bonheur d’écrire. «?La prose requiert un investissement de toutes les ressources verbales de l'écrivain, exactement comme la poésie?: vivacité et précision dans le choix des termes, économie, prégnance et invention dans leur distribution et dans leur stratégie, élan, mobilité et tension dans la phrase, agilité et souplesse dans les déplacements d'un registre à l'autre.?»

Lire Ermite à Paris ne sert pas seulement à mieux approcher Italo Calvino, l’homme comme l’œuvre. C’est surtout accueillir une leçon d’intelligence, de l’intelligence de l’écriture comme de l’intelligence dans la vie.




 
 
D.R.
« Ermite à Paris est une leçon d’intelligence, de l’intelligence de l’écriture comme de l’intelligence dans la vie. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Ermite à Paris : pages autobiographiques de Italo Calvino, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Gallimard, 2014, 320 p.
 
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