FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Coup de coeur

Un Irakien à Paris raconte l’épopée drôlissime d’un Assyrien parti de son village natal au nord de l’Irak à la conquête de Hollywood, et qui échoua à Paris après quelques pérégrinations au Moyen-Orient.

Par Lucie Geffroy
2008 - 05


Le jour de la rencontre, au Chai de l’Abbaye, brasserie chic du quartier de l’Odéon à Paris, Samuel Shimon est comme chez lui. Il apostrophe gentiment les serveurs, salue des habitués, se fait servir quelques verres de bon vin. C’est ici et dans une dizaine d’autres bars des quartiers Latin et de Saint-Germain-des-Prés que pendant plus de dix ans, dans les années 1990, Samuel Shimon aura refait le monde, bu beaucoup de bières et côtoyé autant les milieux interlopes que l’intelligentsia arabe exilée au pays des droits de l’homme. Un ami l’avait pourtant bien prévenu?: «?Si tu veux faire quelque chose dans cette ville, évite les Arabes.?» «?Tous les intellectuels arabes donnaient ce conseil, mais on les voyait toujours ensemble?», s’amuse l’auteur. C’est là encore qu’il croise ou rencontre Samuel Beckett, Fernando Arrabal, Marcello Mastroianni, Jean-Luc Godard, etc. Car si Samuel Shimon fut un vagabond – sans maison et contraint aux douches de la gare Austerlitz –, ce fut un vagabond volontaire?: «?J’aurais pu travailler dans les journaux arabes, bien gagner ma vie et louer un appartement, dit-il. Mais à l’époque, tous étaient à la solde des dictateurs, des Kadhafi et des Saddam Hussein?! Je préférais vivre dehors plutôt que vendre mon âme au diable.?» «?Vivre dehors?» c’est-à-dire aller de temps en temps au cimetière du Père-Lachaise, se réfugier parfois au cinéma et s’enfermer le plus souvent à la bibliothèque du Centre Georges Pompidou («?Comme j’aimerais être emprisonné ici?», écrit-il) où il dévore toutes sortes de livres avec une prédilection pour les livres de cinéma. Car l’Irakien avance mû par un rêve?: devenir cinéaste à Hollywood. En attendant la gloire, une machine à écrire sous le bras, l’auteur-narrateur écrit un scénario en hommage à son père sourd-muet qui garda de son service auprès de l’armée britannique une profonde admiration pour la reine d’Angleterre.

On retrouve ce personnage attachant du père dans la seconde partie du roman. Intitulée «?Le petit marchand ambulant et le cinéma?» et présentée par l’auteur lui-même comme un «?récit d’enfance?», cette partie concentre les souvenirs émus de son enfance à al-Habbaniyeh, son village natal du nord de l’Irak. Alors marqué par un multiconfessionnalisme qui laisse rêveur, le village est peuplé de personnages pittoresques?: Kiryakos, fan de John Ford qui initia Samuel au cinéma, Youchiya l’épicier qui prête de l’argent que le père Shimon a dépensé en alcool, la jolie Chamirân «?au teint doré et à la langue rose?», le vendeur de sorbets à qui il manque deux doigts, etc. C’est au terme de cette enfance «?joyeuse, déconnectée de la réalité, passée à aller au cinéma pour voir des films américains?»  que Samuel Shimon quitte une nuit le foyer familial, direction l’Occident. «?J’étais un jeune garçon innocent qui ne se doutait pas qu’en traversant le Moyen-Orient, il serait torturé, menacé d’emprisonnement et exposé à la mort.?» À Damas, Samuel Shimon est arrêté comme «?juif?». Relâché, il est de nouveau arrêté à Beyrouth-Est par les phalangistes cette fois-ci comme agent syrien… Après un passage mouvementé à Damas, il se retourne à Beyrouth-Ouest aux côtés des Palestiniens avant de partir pour Tunis avec de faux passeports… «?Raconter tout cela avec humour est une manière de montrer l’absurdité du monde arabe où un pauvre bougre comme moi peut se retrouver à tout moment le jouet d’enjeux qui le dépassent.?» Sur ces quelques années passées au Liban, Samuel Shimon nous confie qu’il a écrit un autre livre, encore inédit, intitulé L’échappée de Beyrouth, dans lequel il raconte comment «?un Irakien assyrien a vécu avec les Palestiniens et est tombé amoureux d’une belle chiite pour qui il aurait accepté de se convertir?». Des sujets de livres, Samuel Shimon n’en manque pas, sur le sexe dans le monde arabe, sur la politique, sur le phénomène des martyrs. Comme un grand enfant, Samuel Shimon rigole déjà à l’idée de l’effet que le livre pourrait provoquer dans certains milieux, mais, conclut-il, «?c’est bien à ça que doit servir un écrivain. Les coups d’État, c’est fini, mais il reste la littérature pour faire bouger les choses ».

 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Un Irakien à Paris de Samuel Shimon, Actes Sud, 362 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166