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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai



Par Antoine Courban
2018 - 06


L’expression «?philosophie éternelle?» remonterait à un certain Guido degli Stuchi dit Eugubinus, qui publie en 1540 son ouvrage De perenni philosophia, dans lequel il affirme que la théologie chrétienne officielle reposerait sur des principes universels, antérieurs au christianisme. L’idée séduira Leibnitz qui, en 1714, affirme?: «?La vérité est plus répandue qu’on ne le pense mais elle est (…) corrompue par des additions.?» En recherchant ces vestiges de la vérité chez les Anciens, «?on tirerait l’or de la boue (…) la lumière des ténèbres?». Ce serait, conclut-il, comme si on retrouvait une «?certaine philosophie éternelle?». Le «?pérennialisme?» de René Guénon (1886-1951) implique l’existence d’une tradition perpétuelle que révèlent tant les religions et leurs dogmes que l’universalité des symboles et de leurs images. Guénon est un précurseur de la notion de matrice universelle des valeurs. En 1945, Aldous Huxley dans son célèbre ouvrage Philosophia Perennis, consacre l’expression et expose la philosophie éternelle comme vision de la nature et de l’homme, présente au cœur de toutes les traditions spirituelles de l’humanité. Poussant plus loin, l’Américain Ken Wilber évoque en 1975 une Psychologia Perennis qui soutient que la personnalité humaine serait une manifestation, à des degrés divers, d’une conscience cosmique unique, renouant ainsi avec la notion d’âme du monde de l’Antiquité.

C’est au sein de cette tradition intellectuelle occidentale qu’il faut situer la remarquable anthologie de Jean-Jacques Bedu. «?Les initiés?» dont il nous présente une galerie de portraits étalés sur mille ans d’histoire, sont justement ces hommes et ces femmes qui ont su, en fonction des époques où ils ont vécu et des cultures dont ils se sont nourris, prendre conscience de ce savoir éternel, de cette matrice universelle de la connaissance de l’homme sur lui-même et de sa capacité à dépasser son propre ego afin de se laisser aller à l’expansion de sa conscience aux dimensions de l’univers. Ce faisant, l’âme humaine se libérerait des contraintes de la matière corporelle qui la contient ou dans laquelle elle serait enfermée comme un oiseau en cage. La démarche n’est pas nouvelle en elle-même, elle est aussi vieille que le monde mais elle demeure cantonnée dans une sorte de grenier ou de cave qu’on peut appeler «?occultisme?», «?hermétisme?», «?ésotérisme?» ou «?gnose?». La transmission de ce savoir ne se fait pas en faveur du plus grand nombre comme de nombreuses autres disciplines des connaissances. Seuls quelques initiés en perpétuent, dans la plupart des cultures, la survie.

De Gerbert d’Aurillac (945-1003), le pape Sylvestre II, à Steve Jobs (1955-2010) l’inventeur de l’iPhone, plus de 114 figures, écoles, courants, sectes, relevant de toutes les chapelles et confréries, sont méthodiquement répertoriés dans l’ouvrage de Jean-Jacques Bedu qui les expose selon un ordre chronologique, de l’an mille à nos jours, témoignant ainsi «?de la diversité et du foisonnement d’une pensée restée fascinante à toutes les époques?». L’imposant ouvrage rappelle la démarche d’Henri de Lubac qui, dans son traité sur la «?Postérité spirituelle de Joachim de Flore?», avait, lui aussi, montré la permanence du millénarisme de l’Abbé de Flore à travers mille ans d’histoire des idées et des utopies qui jalonnent l’Occident depuis le haut Moyen-âge. Lubac a voulu suivre les traces de tous les mouvements qui, sous l’influence de Joachim de Flore, relèvent du millénarisme et professent une vision de l’histoire comme énigme à déchiffrer au travers des «?trois âges?» du Père (Ancien Testament), du Fils (Église) et de l’Esprit (les hommes spirituels, les «?initiés?»). Par contre, Bedu construit minutieusement une mosaïque dont chaque composante reflète, à sa manière, cette pensée pérenne que se transmettraient ceux qui «?savent?», les «?initiés?» en question. L’ouvrage de Bedu porte donc essentiellement sur les représentants de cette grande gnose occidentale même si d’autres figures sont évoquées?: Krishnamurti, Ibn Sina (Avicenne), Maïmonide, Attâr, Ibn Arabi, Aboulafia et bien d’autres.

Quel est donc ce savoir énigmatique?? Que peut-il y avoir de commun entre Suhrawardi, Rûmi, Raymond Lulle, Giordano Bruno, Thomas Campanella, d’une part, et le nazisme ou le New Age d’Alice Bailey, avec ses maîtres supérieurs et son gouvernement mondial, d’autre part?? Pourquoi la transmission de cette gnose (connaissance) est-elle entourée d’un halo de mystère que seuls quelques élus peuvent percer?? La réponse est à rechercher dans l’Antiquité tardive, après la conversion de Constantin au IVe siècle qui verra le christianisme devenir la religion d’État de l’Empire romain. Du IVe siècle au VIe siècle, ce fut une longue période de persécutions pour éradiquer le paganisme au nom de la lutte du bien (Christ) contre le mal (Satan). Les temples furent détruits, les livres sacrés, comme les Oracles chaldaïques, disparurent. Des vestiges de la vieille théologie néoplatonicienne antique, rivale du christianisme, survécurent grâce à un mince filet de transmission discret, «?sous le manteau?». Ce savoir portait sur une certaine cosmogonie et le rapport au divin conçu comme un plérôme. Une vision dualiste de l’homme est au cœur de cette théologie. L’âme, prisonnière de la matière du corps, doit se libérer de sa prison en accédant au divin par la connaissance de sa propre nature. C’est donc le salut, non pas «?de?» l’âme comme dans le christianisme, mais «?par?» l’âme sans autre médiateur que la lumière de la connaissance. Une longue et mince lignée historique assurera discrètement la permanence de cet héritage dont les Byzantins Michel Psellos (1018-1080) et Gémisthe Pléthon (1355-1452), sans compter la Kabbale juive. Et c’est ce savoir, plus ou moins caché, qui aura une influence déterminante à la Renaissance occidentale et l’émergence de la modernité. 
 
 
 
BIBLIOGRAPHIE  
Les Initiés. De l’an mille à nos jours de Jean-Jacques Bedu, Robert Laffont, 2018, 1184 p.
 

 
 
 
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