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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre



Par Zéna ZALZAL
2006 - 12

Ses récits plein d’humour dénoncent les idées reçues et bravent les interdits qui sclérosent nos sociétés orientales. Rachid el-Daïf nous dit pourquoi il aime explorer les entrailles de nos existances, naviguer dans la tête des gens et mettre à nu les méandres de l’âme humaine.


Professeur de langue et de littérature arabes à l’Université libanaise, Rachid el-Daïf est l’un des auteurs qui ont dépoussiéré le roman arabe en y introduisant la modernité. Il dénonce, dans ses récits écrits dans une langue fluide et simple, animée d’un humour qui ne manque ni d’audace ni d’ironie, les idées reçues. Et brave les interdits qui sclérosent nos sociétés orientales en décrivant d’une plume dénuée de tout tabou les espoirs, les peurs, les plaisirs et les turpitudes de ses contemporains. Appréciée par la critique libanaise et étrangère, son œuvre est traduite dans neuf langues. Rencontre avec un auteur anticonformiste.

D’abord tournée vers la poésie, votre œuvre est depuis deux décennies exclusivement consacrée au roman. Pourquoi ce virage?? Et que préférez- vous dans l’écriture romanesque??

J’avais commencé par écrire des poèmes. Puis, avec la guerre, je suis passé par une période de militantisme communiste. Comme beaucoup de mes camarades, je voulais diffuser le rationalisme, l’esprit critique et combattre les utopies des rêveurs. J’ai donc arrêté d’écrire de la poésie. Puis, trois ans après le début de la guerre, une grande explosion à la voiture piégée a eu lieu à l’entrée de mon immeuble. Une voiture autour de laquelle j’étais passé trois minutes plus tôt. Cet incident, qui a failli me coûter la vie, a entraîné chez moi une remise en question de mes convictions. J’ai réalisé que toutes nos analyses de marxistes ne nous aidaient pas à comprendre cette situation délirante, ce chaos dans lequel nous étions entraînés. Plus nous nous enfoncions dans la guerre, plus nos idées semblaient caduques, inopérantes et plus mes convictions s’évaporaient. Cela a été un grand choc pour moi. J’ai alors eu envie de reprendre l’écriture, pour essayer d’exprimer cette vérité que je sentais fuyante, mouvante, insaisissable. J’ai alors publié mon premier recueil de poèmes, L’été au tranchant de l’épée (en publication bilingue Sycomore/al-Farabi). Mais même en écrivant de la poésie, je ne me reconnaissais pas en tant que poète. Je me suis alors mis au roman, suivant, sans doute en cela, l’air du temps. Écrire des romans m’a semblé plus sérieux...

On vous présente comme un auteur au ton neutre et faussement naïf, qui explore avec une rare férocité la société libanaise. Êtes-vous d’accord avec cette description??


Elle me semble vraisemblable. Car j’attaque toute une idéologie. Je questionne la morale dominante dans le monde arabe. J’en questionne les mœurs. Je mets en dérision beaucoup d’attitudes idéologiques et beaucoup de façons de penser.


«?On écrit ce que l’on vit, ce que l’on sent?», affirme-t-on souvent. Est-ce votre cas??  
 
Oui. Sauf que mon personnage central peut être celui que j’ai peur d’être, comme je peux aussi décrire des personnages que je déteste.

Vos écrits parlent de sexualité avec une rare crudité?; n’avez-vous jamais été ennuyé par la censure??

Je n’ai jamais eu de problèmes de censure au Liban. C’est là un point très positif pour la littérature libanaise. Par contre, dans de nombreux pays arabes, je suis hypocritement censuré. Mon livre est, par exemple, retenu à la douane pour être soi-disant examiné et il n’est jamais rendu.

Pourquoi, à votre avis, n’y a-t-il pas assez de lecteurs dans le monde arabe??

C’est triste et frustrant parce que le lecteur arabe est mon bouclier. Il me protège du désespoir et du sentiment d’isolement. Mon lecteur est quelque part mon complice. En fait, le problème du lectorat arabe est dû à de nombreux facteurs?: l’analphabétisme, l’introduction du cinéma puis de la télévision au début du siècle dernier, lesquels ont rogné la part du roman arabe – qui germait alors – avant que son lectorat ne soit réellement constitué. Mais aussi et surtout la nature des œuvres romanesques. Le roman arabe est souvent trop sérieux, ce qui enlève le plaisir de la lecture. Souvent aussi, le ton du romancier est trop hautain. L’homme de lettres se considère supérieur à son lecteur, se pose en maître ou même en missionnaire qui prêche la vérité. En réalité, le roman arabe est généralement au service d’une cause. Cela a sans doute donné des chefs-d’œuvre. Mais personnellement, j’estime que l’écriture romanesque ne doit pas être au service d’une cause, mais que toutes les causes doivent être au service de l’écriture romanesque. Mes romans ne sont pas au service de la réalité. La réalité, je la falsifie pour la soumettre aux impératifs de mon roman. Car écrire un roman, c’est exercer sa liberté. Du moins est-ce là ma conception personnelle. Je pense que nous devrions, nous autres écrivains arabes, nous libérer du sentiment de vivre perpétuellement un tournant historique décisif. Ce sentiment rejaillit sur notre littérature et en fait une littérature d’urgence. C’est pourquoi j’essaie, pour ma part, de créer des personnages qui ne portent pas de responsabilités historiques, qui ne soient pas chargés d’une  “mission” patriotique, nationaliste, religieuse...

Vous faites partie des écrivains arabes contemporains les plus traduits (en français, notamment aux éditions Actes Sud). Quelle en est la raison à votre avis??

Certains considèrent que mes romans plaisent en Occident car ils parlent de sexualité. Or, est-ce que l’Occident a besoin qu’on vienne lui parler de sexualité?? Comme si c’était un sujet tabou chez les Occidentaux et qu’ils n’attendaient que nous pour leur en parler?! La raison pour laquelle mes livres plaisent est  peut- être, plus simplement, due au fait qu’ils comportent dans leur construction les deux éléments essentiels de tout roman?: la fiction et l’information, qui est fournie par la fiction même.

Justement, pourquoi vous intéressez-vous tant à la sexualité??

Parce que c’est la vie sous-jacente à toute vie. C’est la vie souterraine de chaque être humain, et c’est important pour notre développement et celui de notre société de mettre au jour tous ces problèmes. Mais avant tout, ce sont des choses qui me préoccupent. Par conséquent, j’aime aborder ces sujets et partager ma joie d’en parler avec les autres.

Vous avez participé au programme du Goethe-institut «?Diwan?: Orient-Occident?», dans le cadre duquel, après avoir passé un mois et demi à Berlin, vous avez reçu, pour la même durée à Beyrouth, un confrère allemand, Joachim Helfer. Qu’avez-vous tiré de cette expérience à part la substance d’un récit?: Awdat al-Almani ila rouchdihi (Le retour de l’Allemand à la raison), qui a, paraît-il, fait grand bruit dans la presse allemande??   

Joachim Helfer et moi avions décidé d’un commun accord d’écrire chacun notre version de l’histoire d’amour que cet auteur homosexuel a vécue avec une femme journaliste durant son séjour au Liban, lui en allemand, moi en arabe. J’ai écrit Awdat al-Almani ila rouchdihi  que je lui ai envoyé pour qu’il le fasse traduire et qu’il me donne ses suggestions quant aux passages à éliminer ou à changer, par respect pour ce que j’estime être une histoire qui touche à son intimité. Au lieu d’écrire sa propre version et de m’envoyer ses remarques sur mon texte afin que je le remanie en conséquence, Joachim Helfer s’est contenté de publier la traduction allemande de mon livre en y insérant ses propres commentaires, parfois dévalorisants, sur mon récit, pour chercher à avoir le dernier mot sans me donner l’occasion de lui répondre. J’en ai donc tiré une expérience amère?!

Vos livres se prêtent merveilleusement aux adaptations scéniques. Sans doute parce que vous décrivez à travers des monologues intérieurs –?et des scènes qui se passent en huis clos?– les méandres de l’âme humaine. Je pense notamment à Passage au crépuscule, à votre dernier roman Fais voir tes jambes, Leila?! (Actes Sud) et à Qu’elle aille au diable Meryl Streep?!, dont, justement, a été tirée la pièce du même nom jouée au théâtre al-Madina il y a quelques mois. Que pensez-vous de la pièce??

J’aime, effectivement, naviguer dans la tête des gens, dans l’esprit de mon personnage au gré de ses rêveries, ses obsessions... Pour ce qui est de l’adaptation de Qu’elle aille au diable Meryl Streep?!, moi j’ai fait mon travail, j’ai écrit ce roman. Mohammad el-Kacimi et Nidal el-Achkar l’ont transformé en pièce de théâtre. Nidal el-Achkar en a fait une lecture toute personnelle et c’est son droit. Comme c’est celui de tout lecteur. Je crois sincèrement que le livre est la propriété du  lecteur. Je dirais même que le lecteur peut comprendre mon roman plus que moi. Il peut y voir des choses que je n’ai moi- même pas vues, parce que l’on n’est pas maître de son langage. L’écrivain n’est, quelque part, que l’agent des idées qui circulent dans l’air du temps...



 
 
« J’estime que l’écriture romanesque ne doit pas être au service d’une cause, mais que toutes les causes doivent être au service de l’écriture romanesque  »
 
2020-04 / NUMÉRO 166