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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Chroniques
16 mètres de parole et de dessin effarés


Par Oliver Rohe
2018 - 06

La couverture crème est rigide, le volume épais, plus lourd en main que des livres de même format. Ouvert à la première page, Jour blanc se déplie, il laisse s’échapper une frise au crayon de plus de seize mètres. Mêlé à la course du dessin, fondu dans sa matière, un texte : le monologue d’un homme reclus dans un motel. Là, entre les murs de son terrier, l’employé d’une compagnie pétrolière nous parle. Il parle des jours d’avant, de sa carrière dans l’extraction et le recyclage de la boue, il évoque ses déplacements sur le continent américain, rapporte des bribes de l’enfance. Mais cette parole effarée, aux tonalités lyriques, ne vise pas à raconter la biographie de celui qui la profère. Elle s’efforce de décrire une expérience intérieure, une lutte permanente, totale, contre l’angoisse d’un dehors perçu comme indiscipline, comme pure menace. Inégal, perdu d’avance, le combat trouve dans le texte une équivalence, une métaphore, dans la relation qui oppose le motel – puis la petite chambre calfeutrée, puis la salle de bain où il se réfugie – à l’immensité du territoire qui l’entoure, le soumet aux excès de la lumière, du vent, aux caprices infinis de la nature. De cette terreur fondamentale devant la réalité, devant notre liberté à agir sur elle, naît le désir contraire du renoncement, le désir d’ordre. Pour l’homme qui nous parle, la loi et la discipline, la divinité à laquelle se rendre, se consacrer avec dévotion, c’est la poudre blanche qu’il convoite et renifle. Elle seule peut le débarrasser de sa liberté même si elle le dégrade, même s’il sait son ordre factice et ses procédures éphémères, puisque tout est à recommencer le lendemain. 
Le dessin qui entoure le monologue sur la page et l’étrangle de noirceur, opère comme un rêve : les figures humaines et animales reviennent, la scène où elles évoluent ne cesse de muter, les rôles et les fonctions s’échangent, les valeurs s’inversent, les éléments sortent du décor, ils se déplacent et se transfigurent. Rien n’est stable, rien n’est identique. Le cauchemar du dessin, prodigieux de réalisme, est une substance libre, qui vit de ses métamorphoses, méconnaît les frontières, s’affranchit des ordres de la vraisemblance. Il n’illustre pas plus le texte que le texte ne l’illustre. L’un est le versant ignoré de l’autre, sa hantise, son enfer et son utopie. Cet objet splendide, hors du commun, invente aux deux une forme où dialoguer.
 
 
BIBLIOGRAPHIE 
 
Jour blanc d’Alexis Gallissaires, éditions Allia, 2018, 70 p. 

 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166