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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entre l'enfer et le paradis


Par Alexandre Medawar
2014 - 12
On aurait presque envie de le plaindre. L’année 2012 de Mazen Kerbaj commence par un mois de janvier à jeun, histoire d’évacuer une partie des toxines accumulées au cours de l’année précédente. Car il est vrai que l’alcool est largement présent dans ses péripéties quotidiennes relatées dans son journal Un an. En 382 dessins, ce Journal d’une année comme les autres est le fruit d’un exercice d’autodiscipline peu évident – de l’aveu de l’auteur – qui a dû se motiver pour produire chaque jour un dessin personnel qui relate son humeur, ses errements, ses joies, ses méditations, un événement ou un fait marquant de la journée.

On y retrouve pêle-mêle les thèmes récurrents de son univers personnel?: la recherche d’inspiration («?hmm?»), la famille (Racha, sa femme, Alia et Nour, les deux jumelles – nées un 14 juillet et faisant du père «?le bougnoule le plus assimilé?» –, Evan, son fils, sa mère, l’artiste Laure Ghorayeb), la bande d’amis musiciens (Charbel, Sharif, Tony et les autres), les tournées de concert, les bourrages de gueule, les festivals, les morts en Syrie et à Gaza, les bourrages de gueule (encore), le travail (et les exercices de trames qu’il impose à ses étudiants), les déplacements à l’étranger – cartes d’embarquement à l’appui –, les bourrages de gueule (toujours), le tout entrecoupé de messages amoureux à Racha («?tu me manques?» ou «?tu es trop belle pour être dessinée (…) tes cheveux ont la couleur de l’encre de chine avant qu’elle ne sèche?»). La présence de nombreux dessins figuratifs, souvent des portraits réels ou imaginaires, vient nous rappeler que ce journal est aussi un carnet d’artiste dans lequel s’étale une très large palette de techniques picturales et de mise en couleur bien maîtrisée par Kerbaj, ce que les lecteurs de ses dessins de presse ne savent pas nécessairement.

Ce journal ayant, dès le départ, été conçu comme un projet à publier, les détails intimes et les propos qui, dans la forme ou dans le fond, auraient pu en compromettre sa diffusion, n'apparaissent qu'en filigrane. C’est d’ailleurs dans cet exercice que Mazen Kerbaj excelle plus que jamais?: parler du monde, de la vie et de la création à travers une mise en scène narcissique, frauduleusement introspective mais parfaitement universaliste et humaniste, de sa propre vie. Son dessin sous forme d’autoportrait daté du 1er août («?Ou la porte de l’enfer?») condense avec pertinence la situation économico-politico-sociale du moment avec une efficacité largement supérieure à celle de la presse ou de la télévision. Deux semaines plus tard, loin de ces constats amers sur la vie au Liban, l’explosion sonore (et picturale) du concert des Johnny Kafta Anti Vegetarian Orchestra vient nous rappeler que Beyrouth, c’est aussi la créativité, l’improvisation, la fête et le bruit d’une scène culturelle bien vivante. Mais à chaque jour sa peine… il y a deux ans, jour pour jour, Mazen Kerbaj se demandait?: «?Qu’est-ce qu’un dépressif comme moi pourrait dessiner sur ce fond bucolique???» Une question ironique et un mantra quotidien plus que jamais à l’ordre du jour?!


 
 
Kerbaj condense la situation du moment avec une efficacité largement supérieure à celle de la presse ou de la télévision.
 
BIBLIOGRAPHIE
Un an, journal d’une année comme les autres de Mazen Kerbaj, éditions Tamyras, 2014, 382 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166