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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Charif MAJDALANI
2008 - 05

Farjallah Haïk a joué un rôle capital dans l’histoire de la littérature libanaise d’expression française. Dès les années quarante, au moment où cette littérature se plaît encore dans des formes et des thèmes anachroniques issus de traditions françaises du siècle précédent, Farjallah Haïk propose une œuvre en phase avec son temps. À la même époque, Georges Schéhadé avait déjà fait accéder la poésie francophone du Liban à la modernité, en mettant un terme aux formes poétiques issues du symbolisme et de la vieille tradition parnassienne dans lesquels elle se morfondait. De son côté, c’est au naturalisme et au réalisme que Farjallah Haïk met un terme, en interrogeant dans son œuvre la condition humaine et la résidence de l’homme sur la terre. Romancier, en un temps où la littérature francophone libanaise est davantage tournée vers la poésie à cause de la consécration de l’œuvre de Schéhadé et de l’émulation qu’elle provoque, Farjallah Haïk bénéficiera néanmoins d’une reconnaissance certaine, au Liban et en France où il publie la plupart de ses ouvrages.

De tous ses livres, L’Envers de Caïn est probablement celui qui connaît le plus de succès et qui permet à Haïk d’être salué, notamment par Albert Camus et ses amis, comme un des grands écrivains de la Méditerranée et un penseur de ce que l’on pourrait appeler, assez librement, «?la pensée de midi?». L’Envers de Caïn est pourtant un roman cru et dur sur la révolte, la violence du désir et la quête acharnée d’une illusoire pureté dans un monde brutal et sans pitié. Publié en 1955, cet ouvrage raconte l’histoire de deux adolescents orphelins que lie une amitié fraternelle. Croupissant depuis leur naissance dans un orphelinat minable, ils décident de s’enfuir, sur décision de Basile, le plus fort et le plus déterminé d’entre eux, un garçon qui rêve d’affronter le monde et ce qu’il croit être ses superbes mystères. Son ami Lazare, de son côté, est un être fragile, voire légèrement handicapé et fort peu enclin à courir l’aventure. Il suivra néanmoins Basile dans sa fuite, une fuite qui les mènera tous deux dans un immense bidonville, celui sans doute de la Quarantaine, aux abords de Beyrouth, où Basile se mettra au service d’un redoutable contrebandier grec.

Ce bidonville est l’un des lieux essentiels du roman. Vécu par Basile comme un endroit hautement poétique à cause de tous ses mélanges, sa misère hautaine et sa saleté, il fascinera surtout le garçon par le sens de la solidarité de ses habitants, leur joie de vivre et leur goût du danger et de l’aventure. Dans ce lieu de la virilité généreuse qui s’oppose à la mesquine propreté de l’orphelinat dominé par d’avares religieuses, Basile acquiert sa qualité d’homme, naît à lui-même et au monde, s’initie à la vie et à ses violences. Il s’éveille surtout au désir et à l’amour en découvrant l’érotisme et en possédant physiquement Nausicaa, la fille du contrebandier. À l’inverse, Lazare vit son séjour dans le bidonville comme une chute, au sens biblique du terme, comme un exil loin du lieu féminin et protecteur incarné par l’orphelinat dont il gardera toujours la nostalgie. Incapable de devenir un homme, idéalisant la vie et l’amour, Lazare passera son temps retiré dans une baraque du bidonville, entouré d’oiseaux en cage qui lui renvoient sa propre image de créature fragile prisonnière d’un monde trop dur. Amoureux lui aussi de Nausicaa, il ne sera jamais capable de la posséder, sans doute parce qu’il greffera sur elle sa rêverie sur la femme idéale, sorte de figure maternelle à jamais perdue. Mais comme Nausicaa n’est en définitive qu’une femme légère qui se donne à tout-venant, Lazare, déçu et éprouvé, finira par l’assassiner. Forcés alors de quitter le camp, Basile et Lazare vivront en misérables errants en bordure de la ville et Basile, souffrant de voir son ami et quasi-frère incapable de résister à sa déchéance, se résoudra à le délivrer d’une vie où la quête de pureté et de beauté est vouée à l’échec. L’idéal de Lazare passera néanmoins en lui et Basile se mettra à son tour mais désespérément en quête d’un amour désincarné et salvateur.

Écrit dans une langue incisive, à coups d’images et de figures extrêmement fortes et sans concession, coupant avec netteté dans les descriptions pour privilégier un rythme narratif vif et nerveux, L’Envers de Caïn ressemble par son style à la vie et aux rêves violents et joyeux de Basile. Conçu comme une lettre dans laquelle ce dernier, devenu narrateur, s’adresse à une femme pour lui raconter sa vie, ce livre rompt définitivement avec les habitudes littéraires de la francophonie libanaise de son temps, et inaugure en ce sens une époque nouvelle de l’histoire du roman libanais.

 

L’Envers de Caïn, Stock, 1955 (repris dans la collection Bibliothèque cosmopolite, Stock, 1980)

 
 
© an-Nahar
Lazare vit son séjour dans le bidonville comme un exil loin du lieu féminin et protecteur incarné par l’orphelinat
 
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