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Fleuve de cendres de Khalil Haoui


Par Jabbour DOUAIHY
2008 - 04
Légers, ils traversent au matin le pont
Mes côtes leur servent de passerelle sûre
Entre les cavernes de l’Orient, son marécage,
Et l’Orient nouveau.

Cette strophe est peut-être l’expression la plus emblématique d’un moment où la concurrence était encore possible entre le sentiment de défaite arabe et celui d’une renaissance peu définie mais tellement voulue. Elle est signée Khlalil Haoui, poète par excellence de cette crise de la conscience arabe. À travers une série de recueils de poésie aux titres bâtis pour la plupart sur des antiphrases significatives (Nahr el-ramad,  Fleuve de cendres,  1957?; Bayader el-jou’ , Les aires de la famine, 1965?; al-Raad al-jarih, Le tonnerre blessé?; Min jahim al-komedia, Depuis l’enfer de la comédie, 1979, sans oublier al-nay wal rih,  La flûte et le vent, 1965), l’écorché vif de la décadence moyen-orientale est parvenu à s’ériger en luthier de la modernité dans tous ses sens. Ce professeur d’université, profondément laïc dans ses convictions et proche de la mouvance du parti nationaliste syrien d’Antoun Saadé, avait vu le jour en 1917 et a vécu dans son âme le choc des défaites arabes successives sur fond de contradictions et de divisions qui allaient culminer avec la guerre libanaise en 1975. Il a choisi de mettre un terme à sa vie en se tirant une balle dans la tête lors de l’invasion israélienne du Liban et l’occupation de Beyrouth. Ce drame devait s’inscrire dans le prolongement de sa carrière littéraire et conclure ainsi la destinée d’un poète qui refuse de voir sa umma ainsi spoliée et défaite. Khalil Haoui préfère les poèmes longs et thématiques (il puise surtout dans la mythologie aux confins de certains défis philosophiques) et se libère dans le sillage de sa révolte, des contraintes de la métrique et de la rime arabes. Il en conserve pourtant un rythme intérieur et des scansions qui ont toujours imprimé à la poésie arabe traditionnelle son jarass enchanteur, le tout enrichi aussi çà et là de quelques assonances qui rehaussent encore plus la musicalité de sa poésie.

L’œuvre poétique de Haoui se caractérise par une unité de vision dans laquelle le poète est écartelé entre deux modèles de civilisation incapables d’alimenter l’essor de la renaissance arabe qu’il appelle de ses vœux?: la culture endogène dominée par les aspects de l’ignorance et de la mort, et le modèle occidental lui-même en déclin.

Fleuve de cendres, son premier recueil, illustre bien toute la thématique développée ultérieurement dans ses autres livres. Le poème d’ouverture, Le marin et le derviche, donne le ton?: une confrontation entre l’homme occidental contemporain, déçu par la science et déshumanisé par sa civilisation matérielle, embarque sur les flots à la recherche de sa vérité existentielle perdue, et de l’homme oriental absorbé par la métaphysique et incapable de faire sa propre histoire après avoir perdu la mémoire de sa culture autrefois lumineuse et sa conscience du temps?:

Et je vois, que vois-je??
Mort, cendres et feux…?!
Débarquant sur la rive occidentale.
Regarde bien, tu les verras…
Ou en es-tu incapable??

Les symboles de la stérilité et de la fertilité se succèdent pour frôler avec Après la glace des images de renaissance voluptueuse et vivace à travers des symboles sexuels antiques de la fécondité. La terre est femme attendant le mâle, et l’amant promis est tammouz, le soleil et la pluie, le grain, la récolte et le vin, le dieu Baal, donneur de vie. La symbolique du feu traverse par ailleurs la poésie de Haoui?: feu de l’enfer, feu qui dissout la glace, feu qui allume les cendres et fournit la chaleur de la vie. Un chant d’espoir, une prière pour la vie malgré tout?:

Ô dieu de la fertilité
Bénis la terre qui donne des hommes
De forte stature, lignée inépuisable
Héritiers de la terre pour l’éternité
Bénis leur descendance à venir
Ô dieu de la fertilité, ô soleil de la récolte.

Entre la philosophie, la mythologie et un grand arsenal symbolique, Khalil Haoui reste le grand poète de la mou’anat (endurance et souffrance) et le chantre d’une libération qu’il n’a jamais voulu identifier à l’utopie.

 
 
© an-Nahar
Il a choisi de mettre un terme à sa vie en se tirant une balle dans la tête lors de l’invasion israélienne du Liban
 
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